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posté le 29 November 2007 à 18:23
01/02/03

Huitième feuillet.

"La rencontre ? C'était au théâtre, un soir de première. J'étais parvenu à obtenir un billet, comme par miracle, et je me retrouvai bientôt assis au milieu des dorures et du velours omniprésents, un peu perdu parmi tous ces gens très distingués venus se réjouir d'un Faust pas très malin. Ce n'était pas un spectacle très courant pour moi, je vous prie de le croire ; aussi, je passai plus de temps à observer la faune dans les gradins que les comédiens en dessous.
Pour la plupart, ils étaient assez laids, j'en ai peur : déplacés dans ce faste, incongrus dans leurs beaux habits, c'était un beau panel de disgracieux nantis ; un balcon débordant de crapeaux en frac qui s'esbaudissent en choeur. Avec le recul, je peux bien l'avouer, ils me fascinaient, ces monstres. On eût dit un bestiaire obscène, où des animaux improbables paradaient sans bouger, affichant un air fat et la panse bien remplie.
C'était un peu après l'entracte, alors que, sur scène, le bon docteur courait à sa perte, que je l'ai aperçue. Je crois bien que la pièce, plus bas, n'était guère captivante, puisqu'elle baillait. Elle avait capté mon regard alors qu'il survolait la corbeille, et déjà je ne pouvais plus l'en détacher; Gretchen peut bien aller au diable, et le monde entier la suivre ; jamais, je crois, je n'ai rencontré quelqu'un à l'ennui si gracieux. Je ne pense pas être en mesure de lui rendre justice avec de simples mots, aussi n'essaierai-je pas de la décrire ; mais elle n'était pas belle, puisque "belle" est un mot. Je la regardai en silence, absorbé, jusqu'à ce que les hurrahs tout autour me signalent la fin ; le lobe de ses oreilles, ses boucles entremêlées, le contour de son nez, je les ai encore à l'esprit maintenant, alors que j'écris. Et pourtant, lorsque les lumières revinrent, je me sentis spolié : j'avais encore soif de son visage, de ses yeux, de sa bouche ; je n'avais pas bu tout mon soûl encore à son image.
Elle se leva, puis, comme si ce n'était après tout qu'un geste anodin, banal, elle sortit de sa loge. Quoi ! Elle me privait de sa vue, elle m'arrachait à sa contemplation, et cela ne la touchait en rien ? Comment pouvait-elle être si insensible, si indifférente à ce qu'elle m'infligeait ? Pour elle, j'avais oublié les acteurs, oublié les tentures et le faste ; on ne sevre pas un homme de la sorte ! Et pourtant, elle s'était levée, et déjà elle n'était plus là.
Un homme se rue vers la sortie, bouscule quelques êtres-redingotes qui tentent de protester, outrés ; un homme franchit la porte, quitte la chaude lumière et se précipite, éperdu, dans l'ombre de la rue. Mais il faut croire que les anges marchent vite, car cet homme ne la voit nulle part; cet homme est seul, et il a froid. Et j'ai froid."

Commentaires

AmdC a dit :
posté le 29 November 2007 à 18:32
qui s'esbaudissent en cHoeur

un style intentionnellement suranné cette fois-ci :) (à part le "frustré" terriblement contemporain)

groove_salad a dit :
posté le 29 November 2007 à 20:20
J'aime particulièrement ce texte ...

KtuLulu a dit :
posté le 30 November 2007 à 00:18
"suranné", c'est un truc péjoratif, non ? D'un autre temps, d'une autre époque. Plutôt 19e. Maupassant, Poe, Brach... Vazarelli.

En tout cas, moi bien aimer 02...

et apprendre mots nouveaux :)

(Théophile Gaultier a écrit de très bonnes nouvelles, et je trouve que tes idées et ton style s'en approchent: Onuphrius ou les Vexations fantastiques d'un admirateur d'Hoffmann )

Fixateur a dit :
posté le 30 November 2007 à 00:19
Good one. Ca me fait rire, j'ai écrit la rencontre entre le héros du début que je t'avais passé (il marche dans la rue de nuit.txt) et son amour, ça ressemble un peu à ça...

compote a dit :
posté le 30 November 2007 à 01:45
Ktululu : je dirais aussi que c'est plutôt péjoratif, on dira plutôt "un peu désuet". Moi ça m'évoque un peu Gogol ( ses personnages qu'un évènement particulier incite à croire que le bonheur existe - les cons - et en fait non c'est de pire en pire )

AmdC a dit :
posté le 30 November 2007 à 10:06
a priori suranné n'est pas péjoratif, enfin, ça dépend du contexte aussi.
suranné (bande de moules) :

2- Fig. Vieux, hors de mode.
Qui est vieux, hors d'usage, qui n'est plus de mise.

compote a dit :
posté le 30 November 2007 à 10:21
Je demande l'arbitrage de l'Académie Française.

AmdC a dit :
posté le 30 November 2007 à 10:30
la définition en deuxième ligne est tirée du dico de l'académie française qui est en ligne ! (et la première, du Littré :)

Nyfa a dit :
posté le 30 November 2007 à 18:20
Ah ben moi ça m'a fait penser à Balzac, du Lucien de Rubempré même...Bah, non, franchement, laissons les belles lettres à leur siècle et à leurs pères, c'est encore en faisant du Ceacy que tu es le meilleur...

compote a dit :
posté le 30 November 2007 à 19:01
Ouais, laissons le XIXème siècle où il est et soyons moderne, parce que ne prends pas mal ce que je vais te dire ceacy ( pardon, Dieu), mais ton texte, c'est bien écrit et tout mais c'est du pastiche, alors à moins de le prendre comme tel je sors de ma besace une formule peut-être lapidaire mais "on ne peut plus écrire comme ça", mais bon peut-être faut-il d'abord être classique avant de passer à autre chose.

AmdC a dit :
posté le 30 November 2007 à 23:56
je pense que c'est fait exprès, c'est un exercice de style tout simplement.

KtuLulu a dit :
posté le 01 December 2007 à 03:01
Un style contemporain aurait plutôt tendance à délaisser les phrases avec sujet-verbe-complément pour des phrases avec sujet-complément ou seulement verbe. Un style direct sans "fioritures". Ne rien décrire d'autre que le ressenti du personnage. L'auteur s'en fout de la couleur du canapé ou si y a de la moquette aux murs, il préfère focaliser sur la nausée.

babycool a dit :
posté le 02 December 2007 à 10:32
j'aime beaucoup ce texte, notammanet l'effet de surprise au deux dernières llignes, et enfin aux 4 derniers mots (même si je m'y attendais, un peu, vu que je commence à avoir lu beaucoup de tes textes).

Par contre je vois pas ce que tu fais comme similitude entre frustré et spoilé.

AmdC a dit :
posté le 02 December 2007 à 14:18
aujourd'hui on dit spoilé, mais à l'époque on disait bien "spolié".

camaieeuh a dit :
posté le 03 December 2007 à 11:00
babycool a écrit :

Par contre je vois pas ce que tu fais comme similitude entre frustré et spoilé.


Dans le sens de "privé de" si j'ai bien compris.

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Lecteur, avant toute chose, je me dois de t'avertir du contenu de cet encart. Je ne vais pas m'y étendre sur ce que je suis ou ne suis pas. Non pas pour ne pas t'ennuyer, c'est le cadet de mes soucis pour le moment, et puis ça arrivera tôt ou tard ; mais pour ne pas trop en dévoiler. Ce blog est le mien, et en tant que tel m'est dédié de long en large : me dépeindre — ou tenter de le faire — en quelques mots serait, plus qu'une erreur, un mauvais calcul. Et je déteste faire de mauvais calculs, ça me frustre.

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