mort

La Machine à créer des Héros

posté le 14 April 2010 à 15:50

J'ai écrit ceci ces derniers temps, c'est très court, et je ne sais pas du tout ce que ça vaut : je suis ouvert aux critiques, enfin au sujet du texte, hein. Rêvez pas, non plus.

 


 

LE BOURREAU
LE GARDIEN DE PRISON
LA GUILLOTINE
LE CURÉ
UNE JEUNE FILLE
UN HOMME
LA FOULE
DEUX ENFANTS

LA MACHINE À CRÉER DES HÉROS

Scène 1 : il est mort

LE BOURREAU
Je l'ai exécuté ce matin. Il était fier, il n'a pas versé une larme.

LE CURÉ, dans son coin. Il parle seul, au milieu des autres, sans écouter le reste de la conversation
Il n'a même pas voulu me parler. Je lui ai proposé l'absolution, et il a ri. Un athée de la pire espèce : pas le moindre remords.

LA FOULE
On était là pour le voir mourir, tous là ce matin., on l'a vu arriver entre les gardes. Il avait l'air un peu pâle, pas du tout la tête d'un sagouin.

UNE FEMME
Je lui ai craché dessus, il n'a même pas bronché. Une honte.

LA FOULE
Après tout ce qu'il a fait, la moindre des choses aurait été de ressembler à un criminel, de trembler un peu. Pour un peu, on aurait dit qu'il nous méprisait ! Comme si c'était lui qui nous jugeait.

LE CURÉ
Pas la moindre frayeur, la moindre crainte de l'enfer. C'est dégueulasse.

LA JEUNE FILLE
Il m'a paru grand au moment de mourir. Il n'a pas imploré, il n'a pas gémi, rien du tout. Je l'ai vu qui s'agenouillait, qui renvoyait le curé, et puis il a attendu. C'était presque beau. Avant que la lame ne tombe, j'ai vu ses lèvres qui bougeaient, et puis sa tête a roulé.

LA FOULE
Sa tête, quand elle est tombé, elle avait pas changé. Impassible, de quoi vous gâcher le divertissement. Je veux dire, on se lève tôt le matin, on attend deux heures dans le froid, c'est pour voir du sang et des larmes, c'est pas pour que ça soit bouclé en cinq minutes avec un condamné qui reste de marbre. En plus, avec tout ça, on ne sait même pas ce qu'il a dit avant de se faire zigouiller.

LE BOURREAU
Il a dit "Vous pouvez y aller, maintenant". Je crois.

 

Scène 2 : le monologue du gardien face à la guillotine

LE GARDIEN DE PRISON
Je l'ai à peine reconnu, ce matin. La ville entière parle de son courage, de sa force de caractère, maintenant ; de la manière dont il n'a pas failli, pas pleuré, pas tremblé, pas crié, pas prié. Tu es fière de toi ? Je l'aimais bien, moi, il était humain. Depuis trois mois que je m'en occupais, je l'ai entendu chaque soir, chaque nuit, chaque heure, griffer la porte avec ses ongles, et avec ses mains quand il n'a plus eu d'ongles.
Le brave que toute la ville a vu, il m'a supplié de lui ouvrir la porte, de lui ouvrir la fenêtre. Il voulait voir le ciel une dernière fois, une dernière fois chaque jour. Et à cause de toi, on se souviendra de lui comme d'une statue d'airain, inébranlable. C'est ça, la vérité ? Alors qu'il a imploré le ciel chaque minute qui lui restait, alors qu'il comptait les minutes en espérant qu'il allait se passer quelque chose, une amnistie, un miracle ! Je l'ai vu essayer de vendre son âme au diable, comme si le diable allait passer dans ma prison … il aimait la vie, mon prisonnier. Tu es fière de toi ? je ne le reconnais plus, maintenant que tout le monde en parle.

Un pigeon se pose sur la guillotine.

Tu t'en fous, en fait. Du moment que sa tête a bien roulé, toute belle comme il faut.

 

Scène 3 : elle est jugée

LE BOURREAU
Encore une ! Ça n'arrête plus … Elle était belle, elle n'avait pas vingt ans.

LE GARDIEN
Qu'importe l'âge, on est tous vieux quand on est mort. Mais c'est vrai, elle était jeune. Beaucoup de gens y passent, ces temps-ci, beaucoup trop, ça doit être dans l'air.

LE CURÉ
Je commence à me sentir inutile, moi, ici. Elle aussi, elle a refusé d'être absoute - et pourtant, elle avait une croix sur la poitrine, c'est quand même censé vouloir dire quelque chose. À croire que Dieu vaut moins quand on va le rejoindre.

 

Scène 4 : elle est morte

UNE VOIX DE FEMME, depuis une des coulisses
Les enfants, rentrez, maintenant, la nuit tombe !

UN GAMIN
Non mais tu as vu comment elle était ? Avec le soleil dans ses cheveux, et sa bouche tellement rouge … Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi beau !

UN AUTRE, un peu plus vieux
C'est bon, on a pigé, maintenant … tu n'as pas arrêté d'en parler de la journée ! Et ses yeux, et ses cheveux, et la façon dont elle était si droite en marchant, et son sourire devant le bourreau … ça l'a pas empêchée de mourir, d'être belle.

LE PREMIER
Tu comprends vraiment rien, toi … je sais pas, je n'arrive pas à m'empêcher d'y penser, c'est tout. Elle avait l'air tellement sûre d'elle, tellement vivante, comme si c'était la seule personne vivante ce matin, alors que toute la foule se pressait autour pour mieux voir. Et tu as vu comme tout le monde s'est tu quand elle s'est agenouillée ? Comme tout le monde a écouté ce qu'elle disait ? Il n'y a même pas eu de moqueries ou de sifflements, et personne n'a rigolé quand la tête est tombée. D'habitude, nous, on rigole.

Il reste immobile, à sourire.

Faut dire qu'elle était sacrément belle.

LE SECOND
Bon, tu fais ce que tu veux, moi je rentre. T'es bizarre, aujourd'hui.

 

Scène 5 : monologue du gardien face à la guillotine

LE GARDIEN, les traits creusés, vieilli
Et les gens parlent, ils parlent de toi et de tous ceux que tu engloutis, et ça empire de jour en jour. On te nourris bien, ces temps-ci, j'espère que tu es contente. Mes prisonniers, ils arrivent presque contents, au début j'en ai même entendu siffler. Ça me fait mal, moi, de les entendre siffler, et de savoir que bientôt ils arrêteront, et que ce sera des pleurs la nuit et des coups sur la porte. C'est pas toi qui les vois jour après jour entre les murs, et qui les sens tomber, de plus en plus haut à présent.
Ils entrent bourrés d'héroïsme et de grandes idées, évidemment, c'est ce qui se passe quand on voit les têtes rouler avec de la fierté dans les yeux. Mais après, c'est pas beau à voir, les grandes idées brisées et les rats qui rongent leur intégrité petit bout après petit bout, et d'entendre l'honneur qui s'en va avec le ciel au-dessus de la tête et le vent sur la peau. La traversée du désert, je suis le seul témoin, mais ça me donne un peu plus envie de pleurer à chaque fois, être témoin comme ça du moment où ils comprennent.

Un pigeon décolle de la guillotine.

Enfin, bon, comme d'habitude, tu t'en fous. C'est juste que j'ai besoin d'en parler à quelqu'un, et le curé est encore plus déprimé que moi. Ah, ça, pas de souci, ils sont bien droits et grands au moment de mourir, et le bourreau ne leur fait pas peur ! C'est avant qu'ils ont douté, et c'est avant qu'ils ont levé les bras au ciel et qu'ils se sont griffé les joues. Tout le monde les voit après la bataille, quand ils ont déjà perdu et qu'ils s'en moquent.

Il s'en va.

 

Scène 6 : la guillotine

LA GUILLOTINE
Et qu'est-ce que ça peut lui faire, au peuple, que les condamnés aient pleuré ? Qu'est-ce que ça change ? L'important, c'est qu'il les voie debout, c'est qu'il les voie braves. Tu te plains de leurs plaintes, tu ne supportes plus leurs gémissements … mais c'est égoïste, ça, c'est mesquin ! Une fois qu'ils sont morts bien fiers, une fois que leur chef est tombé sans broncher au milieu des spectateurs, qu'ils les ont impressionnés, réduits au silence - qui a raison, à ton avis ?
Moi, je fabrique des héros, et le peuple a besoin de héros. Ils ne sont peut-être héros que quelques minutes, quelques instants … et alors ? Après ces quelques minutes, une fois qu'ils sont bien morts, c'est toi qui mens.


Pourtant, j'avais des ailes, avant.

posté le 01 March 2007 à 17:42

Il pleut à verse, ce soir : on entend les murs gémir, les trottoirs battre la mesure. La ville ploie sous les coups. Il ne reste plus grand monde dans les rues : depuis que je suis ici, je n'ai vu que dix-sept personnes. Ça va faire trois heures, bientôt ; je suis trempé jusqu'aux os. Mes doigts ont beau être à l'abri au fin fond de mes poches, j'ai peine à les sentir - l'eau a remporté cette victoire également. Les lampadaires brillent de mille feux, entourés d'un halo de gouttelettes. Feux follets, arcs d'étincelles mouvantes.
Arrête de rêvasser, tu as besoin de toute ta concentration. Elle ne devrait plus trop tarder. Foutu paquet vide, j'aurais bien aimé m'en griller une, pour me calmer un peu les nerfs. Je tâte ma poche intérieure gauche, par acquis de conscience, puis me repositionne un peu mieux sur mes appuis. De là où je suis, on voit à peu près toute la rue - juste un angle mort, mais ce n'est qu'un magasin pour collectionneurs de livres russes : a priori, pas de souci à se faire de ce côté-là.
Ah, des phares.
Et une voiture, derrière. Une grosse, noire, de très mauvais goût - sans doute allemande. Madame est ponctuelle. Il ne lui reste plus que cinquante mètres à parcourir : je peux déjà imaginer la scène. La voiture qui s'immobilise, sans à-coups, puis le chauffeur - probablement habillé en noir - qui descend, l'air très distingué, avant d'ouvrir la portière arrière avec une petit courbette servile. Sa passagère qui descend, dédaigneuse, enveloppée dans un manteau de fourrure aussi moulant qu'hors de prix, puis qui se dirige d'un pas traînant vers l'entrée du théâtre. Ridicule jusqu'au bout des ongles, pénétrée de sa propre importance.
D'ailleurs, la voilà qui sort. À sa décharge, elle a de très jolis cheveux.
Sans me presser, je sors les deux éléments qui attendaient dans ma poche droite, les assemble. Elle a dans les vingt, vingt-cinq ans. Je lève le bras, vise consciencieusement. Elle lève la tête juste alors que je presse la détente. On entend un petit bruit, puis un son mat alors qu'elle s'écroule, presque élégamment, comme un pantin vêtu de soie.
Alors que son corps gît sur le pavé, que son sang part lentement se perdre dans le caniveau, je range mon arme et m'en vais. J'entends les cris de son chauffeur, qui viennent gâcher le clapotement de la pluie. Désolé, Madame n'aura plus besoin de vos services ce soir, Alfred.
Brusquement, je me sens fatigué. Elle t'a vu avant de mourir, tu as plongé tes yeux dans les siens. Elle a vu le canon de ton arme et a compris qu'elle allait mourir. Et toi, tu n'as rien ressenti, tu n'as pas exulté, pas hésité. Ni pitié, ni joie, ni haine. Pas la moindre petite pointe d'adrénaline. Que dalle, même pas la fierté du travail bien fait. Elle doit être aussi froide que toi, maintenant.


Antoine.

posté le 12 October 2006 à 20:01

Tous les matins, il se levait vers sept heures quarante-trois. Il avait coutume de somnoler une dizaine de minutes, après quoi on pouvait le voir se lever, s'étirer longuement, bailler, s'étirer, bailler à nouveau, puis boire coup sur coup trois cafés bien noirs. Deux, cela ne suffisait pas.
Il s'appelait Antoine, bien que sa famille et son état-civil s'obstinassent à le nommer Jean. J'ai eu bien des fois, lors de soirées relativement arrosées, l'occasion de lui demander la raison de cette incongruité ; invariablement, il en profitait pour manger un blini au saumon. Quand il n'y en avait pas, il partait en acheter.
Enfant, il était, comme tout enfant d'ailleurs à l'exception du neveu de mon cousin qui, dit-on, finira avocat : convaincu de l'existence des fées, des cow-boys, des monstres et de tout ce qui s'ensuit. À force d'entendre des contes de tout ordre, il avait même brièvement envisagé de se construire une maison en pain d'épice remplie d'ours.
Puis il avait grandi. Cependant, cet inévitable et malencontrueux accroissement de la distance séparant le haut de son crâne de son gros orteil droit ne s'était pas, comme chez la plupart, accompagné d'un assèchement imaginatif qu'il m'a été trop souvent l'occasion de déplorer, notamment lorsque je n'avais rien de plus lucratif à faire. Il avait mûri au milieu de Peter Pan, de magiciens et de dragons. Même adulte, il conserva en lui cet espoir. À vingt-sept ans, lorsqu'il décrocha une situation intéressante dans un ministère, situation généralement synonyme de mornes et improductives heures à contempler des trombones aux frais du contribuable, il était toujours convaincu que, quelque part, existait quelque chose de mieux. Avec des lapins portant des montres à gousset, peut-être.
Cette certitude tint encore cinq ans, soit environ cinq mille cinq cents cafés - ce qui, en soit, est déjà remarquable eu égard à la tolérance de l'organisme humain à la caféine. Après quoi, peu à peu, il commença à devenir comme tout le monde : un peu pragmatique, plutôt désabusé, relativement indifférent. Le processus avait été long, mais il avait eu lieu, et Peter Banning avait pris le dessus.
Malheureusement pour Antoine, le dix-huit octobre deux mille cinq, à l'âge de trente-deux ans, sept mois et cinq jours, il buta sur une canette de Coca-Cola vide laissée pour morte sur le quai de la station des Lilas, ce qui causa plusieurs nuits blanches à la conductrice du métro qui arrivait justement, et, accessoirement, la fin prématurée du susnommé Antoine, né Jean. Grandir tue, hélas.


Soyons prêts à mourir.

posté le 09 September 2006 à 20:58

Il est assez amusant de penser que même les maniaques obsessionnels obnubilés par la planification négligent presque tous les moments les plus importants de leur vie. Je veux, bien entendu, parler de la naissance, et de l'autre bout. Encore, je veux bien admettre qu'à la limite il puisse être difficile de prévoir le déroulement de sa naissance. À la limite. Et encore. Un petit "Oups, j'ai dû me tromper d'adresse", ça ne manquerait pas de piquant, pourtant.
Mais alors, en revanche, il est inadmissible de voir les masses crever la bouche ouverte, sans que rien de marquant n'en sorte ! Passer l'arme à gauche, ça se prépare, mortecouille. On ne meurt pas n'importe comment. C'est pourquoi je vous enjoins de réfléchir à votre rencontre avec la faucheuse, l'alpha et l'oméga, et de réfléchir dès maintenant à ce que vous direz quand vous verrez le blanc de ses yeux, pour peu que vous ne soyez pas aveugles - auquel cas je vous suggère d'aller vous faire voir chez les Pakistanais. Mais attention, demander un cure-dents, ça ne se fait qu'une fois.
Personnellement, j'en étais venu à considérer une réplique noble et chargée d'émotion : "Dites à ma femme." Mais il faut mourir au bon moment.

Et il faut aussi essayer de ne pas s'éteindre tout seul, bêtement. Avouez que ce serait dommage.


La jalousie est un vilain défaut.

posté le 26 August 2006 à 18:30
Il partit chercher une tasse de café. C'était sa dix-septième de la matinée, mais il s'ennuyait un peu et la machine était sympathique. Au passage, il fit mine de reluquer la stagiaire, la nouvelle, celle avec des longues jambes et des yeux aguicheurs. Enfin, ça, c'est ce qu'en disaient les autres, il les avait entendus en allant prendre son douzième gobelet. Ou le onzième, peut-être.
Il sentit les yeux de la stagiaire se poser sur lui, et il détourna la tête en rougissant. La machine. Au moins, avec elle, il savait où il allait. Il pressa le pas. Quelques-uns commencèrent à le regarder d'un air bizarre, alors il accéléra encore. La machine à café : là-bas, il serait en sécurité. Il s'était fait une petite place, entre les plantes vertes, avec une chaise et cinq boîtes de trombones. Il avait dû ruser pour les amener là-bas sans se faire voir, mais il en était très fier.
Il courait, maintenant. Les regards des autres étaient braqués sur lui, et il se sentait mal. Il commença à réciter ce que sa maman lui disait, quand il était petit, pour se redonner courage. "Dans les affections comportant un risque infectieux, l'utilisation sera prudente en raison de la diminution des défenses naturelles de l'organisme contre l'infection", plus qu'un couloir.
Il tourna l'angle au pas de course, ce qui explique qu'il n'ait pas vu la corbeille à papiers qui traînait. Après un vol plané d'au bas mot un mètre cinquante-sept, sa tête heurta avec force l'arête de la machine à café, et il finit sa course dans les plantes vertes.

La première chose qu'il vit en reprenant conscience fut la poitrine de la stagiaire. Puis ses yeux, très beaux en effet. Ensuite seulement il aperçut les mouchoirs tachés de sang qu'elle tenait à la main. Comme il ne supportait pas la vue du sang, à plus forte raison le sien, il manqua s'évanouir à nouveau. Après réflexion, il décida que les yeux de la stagiaire étaient quand même plus intéressants qu'une vague brume grise, alors il fit juste semblant et garda les paupières entrouvertes.
Ce qui lui permit de voir la machine à café, qui tanguait depuis un certain temps, lui tomber dessus. La stagiaire n'a rien pu faire.
tags : café, humour, mort, texte

L'éternité, ça dure longtemps ?

posté le 20 April 2006 à 17:19
Je suis mort hier. Ça n'a l'air de rien, dit comme ça, mais ça m'a fait un choc. Quand je l'ai réalisé, je veux dire. Au début, bizarrement, je ne me suis rendu compte de rien - oh, une légère migraine, peut-être, mais pas grand chose de plus. C'est seulement quand je suis allé dans la cuisine chercher un cachet d'aspirine que j'ai compris.
Il faut dire qu'un squelette de deux mètres de haut, avec une grande cape noire et une faux, ça aide.

Tout de même, je suis un peu déçu : je m'attendais à un tunnel avec une grande lumière blanche, et des tas de jolies filles qui m'attendraient avec des cocktails et des pommes de terres. Ou, au moins, un gros moche tout rouge avec des cornes et des flammes tout autour, et une sorte de voix off par dessus. Le minimum, quoi.
Eh bien, que dalle. Depuis vingt et une heure, douze minutes et trente-sept secondes, je m'ennuie.

Il y a bien eu le grand type du début, avec sa faux, qui m'a annoncé la nouvelle et m'a raconté deux ou trois blagues ; mais il est vite parti, en me disant qu'il avait du boulot et qu'on viendrait s'occuper de moi. La mort, ce n'est plus ce que c'était, si vous voulez mon avis. Je veux dire, il aurait au moins pu rester un peu plus, histoire que je comprenne la chute de celle avec le curé, l'ornithorynque et les trois poireaux.

La mousse de saumon, mon cul. Y avait du sang partout, quand je suis retourné voir dans ma chambre. J'aurais bien vomi, mais j'avais mon estomac sous les yeux. Ça n'aide pas. D'un autre côté, je sais enfin de quoi j'ai l'air, vu de l'extérieur. D'un cadavre.

À la réflexion, il y a bien eu quelqu'un d'autre, un espèce de petit machin bleu, il y a quelques heures, avec des poils partout genre fourrure. J'espère que ce n'était pas trop important, j'ai marché dessus sans faire exprès. Ça a fait "poutpout", et après, il y avait une grosse flaque bleue, c'était drôle. Je suis quand même bien emmerdé, si ça se trouve, j'ai fait une connerie avec le poutpout. J'espère que je ne vais pas me réincarner en mouche ou en asperge, pour le coup.

Vingt et une heure, quatorze minutes et vingt-cinq secondes. J'espère que je ne vais pas passer l'éternité à poireauter, j'ai des trucs à faire, moi.
Quoique, vu les circonstances, je pense que je peux annuler un ou deux rendez-vous pour demain.
D'accord, tous.
Vingt et une heure, quatorze minutes et quarante-trois secondes.

Ça va être long.
tags : humour, mort, texte

Celui qui n'a jamais rêvé.

posté le 13 April 2006 à 14:50

Il est deux heures du matin, et il contemple son plafond : cette nuit, comme chaque nuit, il ne dort pas. Dormir n'arrive qu'aux autres. Calmement, sans un bruit - surtout, ne pas la réveiller - il se lève, s'habille. Il sort dans la rue, dans l'air froid, et commence à marcher. Il aime bien la ville ; elle non plus ne dort jamais.
Il croise à plusieurs reprises des fêtards attardés, qui errent dans l'obscurité, trop éméchés pour savoir où aller. Il entend leurs rires, il sent leur haleine, leurs pensées confuses, embrumées. Il les ignore, et passe à côté d'eux. Ils ne le remarquent pas. Il ne sait pas vraiment pourquoi, mais la nuit, personne ne le remarque.
Ah, ça y est, ça commence. Comme chaque fois, il est pris au dépourvu : un instant, il n'est guère plus qu'une silhouette, une ombre qui passe ; et tout à coup, il sent cette soif dans ses veines, ce fourmillement dans ses ongles. Il aimerait bien pouvoir l'éviter, ne pas ressentir cet appel. Etre normal. Il sait qu'au petit jour, il rentrera chez lui, la soif éteinte et sans forces. Se glissera près d'elle, sans la réveiller. Exsangue.
Déjà, il commence à rayonner, doucement. Une faible lueur s'échappe de ses artères, nimbe ses doigts ; il entend son coeur battre de plus en plus lentement, s'arrêter, se taire. Il se mord les lèvres, tente de résister. Il a du mal à marcher, titube, tombe. Souffre. Et cède.
Il se relève. Ses tempes bourdonnent. Ses yeux, de noirs, sont devenus verts ; ses lèvres paraissent plus pâles, ses doigts plus longs. Il n'a plus mal, mais il n'est plus lui. Plus vraiment. Comme chaque fois.
Il lève les bras en croix, et commence à avancer. La lueur est plus forte, plus vive : à travers ses vêtements, on devine le réseau des capillaires, son sang qui circule. Il illumine la rue, mais on ne voit pas ses traits, trop flous, trop imprécis. Il marche. De ses bras étendus semble jaillir quelque chose d'indéfinissable, l'idée d'une chose plutôt que la chose elle-même. Des sons, des lumières, des images. Des rires, des pleurs. Des songes.
Il continue d'avancer pendant des heures, comme chaque nuit. Il a de plus en plus de mal à poser ses pieds. La souffrance revient. Il trébuche. Il le perçoit confusément, cette nuit-là sera sa dernière : le froid, la fatigue lui brouillent la vue. Déjà, ses veines sont presqu'éteintes. Il n'en peut plus, il s'effondre. Il ne verra pas l'aube.

Un homme meurt, et les autres dorment. Ils ne rêveront plus.

tags : mort, rêve, texte

De battre son coeur s'est arrêté ...

posté le 20 February 2006 à 08:00

... dans un gros magma rougeâtre, je suppose. Quelle idée, aussi, de se suicider en sautant devant un train ! Et quelle idée de le faire à dix mètres de la gare de la Baule, devant mon train !
Deux heures de retard à cause de ce petit "accident de personne" (sic), dans un TGV obscur (la lumière étant coupée pour ne pas épuiser les batteries). Deux heures de sommeil en moins, le tout sans aucune indemnisation, parce qu'un pauvre hère a décidé que, finalement, il ne supportait plus son train-train quotidien.

Je suis frais, ce matin. Et j'ai cours.

tags : mort, train

À quoi bon ?

posté le 21 January 2006 à 11:46

Péniblement, il releva la tête. Sa bouche avait un goût de sang.
"Ce n'est pas juste", parvint-il à articuler.
L'autre s'accroupit pour arriver à sa hauteur. Il souriait, affable, amical.
"Non, ce n'est pas juste, murmura-t-il doucement. Tu penses que l'univers joue fair-play, que je ne peux pas gagner, n'est-ce pas ? Que je n'ai pas le droit de gagner. Même comme ça, en train de te vider de ton sang à mes pieds, tu continues à penser que quelque chose va se passer. Parce que les gentils gagnent toujours à la fin. Parce que sinon, quelque chose, quelque part, va de travers. Parce que sinon, rien ne vaut plus la peine d'être vécu. Tu t'es trompé. Tu meurs, et tu t'es battu pour du vent."
Son corps tout entier lui faisait mal, ses blessures l'élançaient. Le monde autour de lui semblait tournoyer. Ça n'aurait pas dû se passer comme ça. Ça ne peut pas se passer comme ça. Sinon, plus rien n'a de sens.
Quand la balle vint éclater dans son crâne, il se sentit presque soulagé.


Game Over.

posté le 18 December 2005 à 23:46
C'était un raté. Tout le monde s'accordait sur ce point : ses parents, ses professeurs, et même son ex-future petite amie. Non pas qu'il fût stupide ou incapable, loin de là : simplement, il semblait se refuser à tout effort, à tout travail.
Selon l'avis de tous, il aurait pu être élève brillant ; il plafonnait à quatre de moyenne. A dix-sept ans, il n'avait visiblement aucun contact social, ni ami ni relations : à vrai dire, il ne sortait de sa chambre que pour manger, aller aux toilettes et rétablir le courant lorsqu'il disjonctait.
En revanche, il jouait. Beaucoup. Des nuits, entières, scotché à son écran, il s'immergeait dans un monde où les nains vous regardent de haut, et où les elfes ne détournent pas des millions. Il y devenait barde, héros ou mage, défendait la justice ou pourfendait la veuve et l'orphelin. Déçu d'un monde sans magie, il s'était réfugié dans un autre.
Ce matin-là, il se réveilla comme d'habitude, affalé devant son clavier. Au cours de son sommeil, sa main avait glissé, et manqué de peu de renverser son coca sur l'unité centrale - preuve, s'il en est, que Dieu existe, et qu'il joue à warcraft.

Les yeux explosés et bouffis, il se relève et titube vers la salle de bains, avec l'élégance de tout individu masculin au réveil. Après un rapide regard à l'horloge - 11h52, tant pis pour le TP de physique, il se décide à prendre une douche. L'eau froide le réveille un peu, il se sent d'aplomb pour aller massacrer quelques gobs avant de décongeler une pizza. En passant devant le miroir de la salle de bains, quelque chose accroche son regard; instinctivement il tourne la tête. Ferme les yeux. Les rouvre. Lève la tête. Non, il ne rêve pas : il y a deux barres lumineuses au dessus de sa tête, une verte et une rouge.
Il a un mouvement de recul, et heurte de l'épaule une étage. Sous le choc, un tube de mousse à raser lui tombe dessus, il lève les mains pour se protéger ...
Un flash de lumière. Le tube est par terre, en train de se calciner. Il regarde ses mains sans comprendre, regarde à nouveau les deux barres : la rouge semble avoir un peu rétréci.

Pas de panique. Le gruyère de la veille ne devait pas être frais, c'est tout. Il pointe un doigt vers la porte, juste pour vérifier : rien. Ouf.
Il sort de la salle de bains, se dirige vers le frigo, l'ouvre. Une pizza aux trois fromages, quelques canettes de coca, trois bouteilles de bière, un bout de truc vert suspect, et deux tranches de jambon encore comestibles deux jours. Il prend une bière, cherche des yeux un décapsuleur : merde, il l'a encore paumé. Il tente de l'ouvrir avec la main : il s'écorche, ça fait mal. En jurant, il secoue ses doigts, pour chasser la douleur : une lueur bleutée se forme, comme suintant de ses ongles. Elle prend de l'ampleur, il panique, elle englobe désormais tout son bras, tout son torse. Il crie, trop tard : il est désormais entièrement entouré de cette lumière bizarre. Comme un égaré au lendemain de Tchernobyl, il est nimbé d'une aura, mais il n'a plus vraiment peur. Au contraire, il sent comme un picotement sur toute la surface de son épiderme, et ses mouvements lui paraissent plus souples, ses gestes plus rapides. Au dessus de lui, la petite barre rouge a encore rétréci.
Souriant comme un dément, il attrape un jean, l'enfile en vitesse, ouvre la porte de son appartement et se précipite dans les escaliers. Il faut qu'il montre ça à quelqu'un. Sans prêter attention aux feux tricolores, il traverse la rue, sous les klaxons et les cris des automobilistes, qui voient un cinglé aux allures de schtroumpf leur passer devant le pare-choc. Un type en roller, trop absorbé par la conversation animée qu'il tient au téléphone, ne parvient pas à s'arrêter, lui crie de faire attention, et lui rentre dedans. La lueur bleue semble se comprimer, l'homme au portable est par terre. Lui, en revanche, n'a pas bougé : il n'a éprouvé aucune douleur, il se sent fort. Alors, c'est ça, la magie ?
Il court comme un dératé vers l'entrée du métro. Au moment de passer le tourniquet, il tend le bras, quelque chose fuse, il traverse les débris fumants devant les yeux des guichetiers médusés. Les portes du métro se refermaient ; d'un geste, il les ouvre, et entre fièrement. Peu s'aperçoivent de quoi que ce soit, il est de mise d'être aveugle dans les transports en commun, et ce n'est pas un jeune hagard et auréolé de lumière qui va y changer quoi que ce soit. De son côté, la barre rouge n'est guère plus qu'un point, désormais.

Il sort trois stations plus loin, comme ivre, se précipite hors du métro. Il va aller au lycée, et leur montrer, à tous, qu'il ne se trompait pas, qu'il avait raison, que sa vie n'était pas qu'un mensonge. Il court à travers la chaussée, invincible et triomphant. Le petit point rouge s'estompe et disparaît, l'aura commence à trembloter. Le bus, lui, est bien réel, et le chaffeur n'a pas le temps de freiner. Il se le prend de plein fouet, son enveloppe de lumière, fragilisée, vole en éclats. Il a du sang dans la bouche, le chauffeur du bus se tient la tête entre les mains, on entend une ambulance approcher, deux hommes en sortir. Lui ne voit plus rien, entend à peine, il a mal.
On le met sur un brancard.
"C'est quoi, ce truc ? Il a un trait vert au dessus du crâne, bordel !
- Où ça ?
- Ah, non, ça a disparu. J'ai dû rêver. Merde, il est tout froid : c'est trop tard."

Pas de respawn, cette fois.
tags : jeu, mort, texte

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Lecteur, avant toute chose, je me dois de t'avertir du contenu de cet encart. Je ne vais pas m'y étendre sur ce que je suis ou ne suis pas. Non pas pour ne pas t'ennuyer, c'est le cadet de mes soucis pour le moment, et puis ça arrivera tôt ou tard ; mais pour ne pas trop en dévoiler. Ce blog est le mien, et en tant que tel m'est dédié de long en large : me dépeindre — ou tenter de le faire — en quelques mots serait, plus qu'une erreur, un mauvais calcul. Et je déteste faire de mauvais calculs, ça me frustre.

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