texte

Douleur ? Oh non.

posté le 03 January 2013 à 02:54
Griffe, mords ; crocs, ongles, dents
Rage, blesse, coupe en dedans !
Attaque et brise
— Lacère et broie
Douleur, vraiment ; sous ton emprise ?
Douleur ? Oh non — mais, Dieu ! Quel froid.
Ce n'est que chair, ce qu'on arrache
Et ce n'est qu'os ce qui se rompt
Qu'importe alors ? Bien plus sérieux
Ce silence qui perce et hache
— (Bien plus profond.)
Douleur ? Oh non — mais, Dieu ! Quel froid.
Aveugle, soumis à ces yeux
Qui partout ne voient plus que toi
Sourd à ces sons, ces bruits, odieux
Depuis que n'y est plus ta voix
Douleur ? Oh non — mais, Dieu ! Quel froid.
Et tout ceci, tu n'en sais rien
Bien sûr
               (Ceci, cela ne se dit pas)
Oh, tout ceci, je te l'assure
C'est mieux que tu n'en saches rien.
Attaque et brise — oh, Dieu ! J'ai froid.
tags : poème, texte

Thrice

posté le 05 August 2011 à 08:38

Après une (trop) longue période d'écoute de chansons joyeuses - Leonard Cohen, The Avett Brothers, Damien Rice, entre autres, je me suis décidé à m'essayer à la chanson. Doté par ailleurs des aptitudes musicales d'une bernique  (j'ai peu ou prou le même sens du rythme qu'un compteur Geiger à Fukushima), je pars avec un léger handicap.

Ce qui va suivre, deux ou trois lignes plus bas, est le résultat - susceptible de changements, si le temps le permet. Je le mets uniquement pour que des hordes de sublimes donzelles de l'Internet, aux bras blancs et cheveux soyeux, viennent me demander, émues aux larmes et émerveillées par mon talent, de venir contempler leur collection d'estampes japonaises - que voulez-vous, j'ai beau me contrecarrer des estampes japonaises, on a les  phantasmes qu'on peut se permettre.
Et puis j'aimerais votre avis, aussi. Accessoirement.

I
Whisper your name once, twice, thrice
And then wait for you to appear
I've done my share
I did my best
But believe me it's cold up there
Ripped off my lungs and froze my tongue
I speak no more - this is my song
Though i have learnt to dance alone
You should never
        (oh, but you did
        and took everything i had
        and still too heavy was the rest)
You should never, ever have gone
        (oh, but the scar
        is still livid)

Please just tell me when you'll come
Please just tell me where you are
Because i find it hard to breathe
And your green eyes they fade away

I
Summon your name once, twice, thrice
And then pray for you to appear
I wasn't bad
Not yet at least - not in those times
But when the bottles are empty
And no Santa Claus in the chimes
When the morning tastes of whiskey
(alcohol and pain and no tear)
Yes, when the heavens were empty
No, Virginia, no Santa Claus
I made a deal
It didn't work
My soul was all yours already

Please just tell me when you'll come
Please just tell me who you are
Because i find it hard to live
And your gray eyes they fade away

I
Forget your name once, twice, thrice
And then laugh while you disappear
I wasn't mad
Not yet at least - not at that time
I'd have laid down my life for you
I'd have forsaken anyone
But when the battles are empty
And no temptation in the crime
(give up and betray and disown)
Here is the man
Yes here i am
Because it was too hard to breathe
And i needed to find a way

Please just tell me why you'll come
Please just tell me who you are
'Cos i find it hard to believe
And your blue eyes they fade away

Please just tell me why you'd come
Please just tell me who you were
'Cos i found it hard to believe
And your black eyes faded away

En guise de commentaire, il est sans doute approprié de préciser que certains passages pourraient paraître quelque peu abscons. C'est bourré de références plus ou moins obscures, snobisme oblige : que diable, on se chauffe au diamant ou on ne le fait pas.

tags : chanson, song, texte

Emeth

posté le 24 March 2011 à 16:58

Cet enfant que j'étais, je ne le connais pas
                - oh, nul ne le connait
si vieux petit garçon
Parfois je le regarde et le vois s'estomper
J'ai réécrit ses rêves, inventé ma mémoire
Il m'est plus sympathique depuis que je l'ai fait

Pardonne-moi, golem, petite marionnette
Mais tu n'existais plus, je voulais te parler
Je voulais me tromper
T'entendre confirmer que tout est pour le mieux
Que ton futur est là
Que je n'ai pas dévié, et que tu es heureux
Oui, je voulais savoir
Si l'enfant que j'étais, qui avait des espoirs
Et s'était vu grandir
        - en avait des regrets

Cet enfant que j'étais, je devrais le haïr
Il m'a abandonné sans que je l'ai vu fuir
Petite marionnette
Pinocchio de ma fable
Laisse-moi me mentir
Mais tu as sur mon front
Ce mot
Laisse-moi me leurrer
Ce mot insoutenable
Qui brille sur ta tête.

tags : poème, texte

Un rêve en blanc ?

posté le 21 November 2010 à 16:28

(écrit pour un concours de nouvelles, dont le thème était « Un rêve en blanc »)

Conformément aux prévisions du Service Météorologique, des trombes d'eau s'abattent depuis ce matin sur la ville, les trottoirs, et les rares passants qui les arpentent d'un pas pressé. Il fallait s'y attendre : le Service Météorologique ne commet jamais d'erreur - et les passants en question, avec leurs habits légers, frigorifiés et dégouttant de pluie acide et sale, ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes.

Je m'appelle George, et je suis journaliste. Tous les soirs, je transmets par courrier électronique mon bulletin de la journée au quotidien dont je dépends - inutile de vous en donner le nom, vous le connaissez forcément - bulletin dans lequel je rapporte, le plus objectivement et clairement possible, les actions importantes, révisions de textes et nouveaux décrets promulgués par le Gouvernement. Ce courrier, encodé numériquement à l'aide de mon certificat électronique personnel à des fins d'identification et de sécurité, est ensuite envoyé à l'Édition, puis soumis au Bureau de l'Information, où, après avoir été revu, élagué et approuvé par les Délégués à la Communication, il est intégré à l'édition du lendemain, dans la section « Rappel de la Politique et des Lois de la République », édition qui sera communiquée à l'ensemble des Citoyens, par le biais de leur identifiant digital, à 5h20 précises. Les articles, cela va de soi, ne sont jamais signés - vous avez déjà dû vous en rendre compte.

Nous sommes une centaine à travailler dans mon service, du moins je crois. N'ayant jamais vu les autres, je ne peux que conjecturer, en me basant sur la quantité de mots imprimés et ma production propre. Propre, pas personnelle - il n'y a pas grand chose de personnel dans ce travail. Parfois, je me demande à quoi ils ressemblent. Les autres. Cheveux gris, cernes noirs, traits tirés ? Jeunes et beaux, peut-être.

Bah, à quoi bon. Le Bureau nous a étalés sur l'ensemble du territoire, anonymes et isolés, et nous ne nous verrons jamais. Je ne verrai jamais que les passants par la fenêtre, et les autres membres de ma section. Eux, je les vois trop, le matin au déjeuner, le midi à la cantine, au gymnase, en vacances, et sous le gros œil de la télévision, le matin, le midi, le soir, encore et toujours le gros œil.
Non, je me disperse, ça devient incompréhensible. Je recommence.

Dystopie, n.f : récit de fiction peignant une société imaginaire, organisée de telle façon qu'elle empêche ses membres d'atteindre le bonheur, et contre l'avènement de laquelle l'auteur entend mettre en garde le lecteur. La dystopie s'oppose à l'utopie : au lieu de présenter un monde parfait, la dystopie propose le pire qui soit.

C'est ce que j'ai trouvé, dans un vieux dictionnaire - un d'avant, où l'on trouve encore des mots de ce genre. Sauf que maintenant, la définition a changé, parce que la dystopie, ça va faire vingt ans qu'on est en plein dedans.

Dystopie, n.f (archaïque) : mot soigneusement retiré du vocabulaire officiel.

Tout a commencé insensiblement, il y a environ trente ans - mine de rien. Chômage en hausse, angoisse généralisée, peur du lendemain. Insécurité galopante : les gens avaient peur, de rien en particulier d'ailleurs. J'ai l'impression que c'était il y a des siècles. Petit à petit, on a commencé à voter contre, contre les peurs, contre les autres. Pour les Solutions avec un grand S, sans comprendre que c'était le meilleur moyen d'en voir deux poindre, accolés. Et on médisait en douce - c'est la crise, tu te rends compte, il fait quoi le gouvernement, et tu as vu la nouvelle voiture du voisin ? On se demande où il a trouvé tout cet argent - oh, tu sais bien comment ils font, ces gens-là. Etc. « Ces gens-là. »
Les conditions réunies, il suffisait d'attendre ; et cela n'a pas tardé. Le personnage du Leader, l'ascension en flèche - les sondages, le plébiscite populaire, la campagne orchestrée de main de maître. Représentation permanente, sourire rassurant, réponses à tout et bon sens populaire. Quelques Cassandres, vite étouffées : personne n'aime les oiseaux de mauvais augure. Et puis, à part lui, vers qui d'autre se tourner, de toute façon ?
Élections, remportées bien sûr.

Ensuite, évidemment, c'était déjà trop tard. Les lois se sont succédées, sans que personne ne les lise vraiment, ou ne réalise ce qui se passait ; des lois qui se contredisaient, qui se reprenaient, se précisaient. Amendements, décrets, réformes - il fallait aller de l'avant, rester immobile c'était déjà reculer, et puis la peur, toujours, l'aiguillon de la peur. Le gros œil s'ouvrait et les journaux commençaient à se taire. Ce n'était pas juste le Leader, d'ailleurs - un simple pantin, un cristallisoir. Tout allait vite, très vite, comment aurait-on pu voir ce qui se mettait en place ? Et pourquoi aurait-on voulu le voir ? Confortable, rassurant d'être mené. Une dizaine d'années a suffi.

Il pleut, et il suffit de consulter l'édition électronique du Quotidien pour voir que le Service Météorologique l'avait prévu - tout comme hier il avait prévu qu'il ferait un soleil resplendissant ce matin. Tout comme les nouvelles lois d'aujourd'hui existent depuis l'établissement de la Constitution.

Personne ne manque de rien, ici - nous mangeons tous à notre faim, vivons vieux et heureux, et le gros œil nous distribue chaque jour notre ration de divertissement et de joie. Je ne verrai probablement jamais les membres des autres Sections.

Et comme chaque jour, je mets une nouvelle liasse de feuilles dans la machine à écrire que j'ai trouvée à la cave, et je fais le récit de ce qui s'est passé. Comment tout a basculé. Pourquoi. J'écris tout ça, et j'oublie pendant un bref instant que moi aussi, je suis responsable, et que les relents de pourriture et de lâcheté ne viennent pas uniquement de dehors. J'écris tout ça, puis je regarde la liasse, la liasse qui finira au feu, comme chaque jour. Qui finira au feu, parce que finalement, oui finalement, à quoi bon ? Je pourrais tout aussi bien écrire sur mon ordinateur personnel, avec ses mouchards et son écran accusateur - qu'ils le sachent ou non, ça n'a plus aucune importance. Il est trop tard.

Certains tirent des balles comme ça, à blanc. Moi, je rêve de pouvoir revenir en arrière - quand j'étais sans emploi, quand on allait voter. Je rêve comme ça, à blanc.


Écriture à contrainte

posté le 18 October 2010 à 11:15

L'un de mes meilleurs cours, cette année, est mon cours d'anglais : "English Literature". On étudie Macbeth, on apprend des insultes du temps de Shakespeare. Et on a des devoirs : par exemple, écrire 5 pentamètres iambiques, ou bien, d'une liste de 26 termes tirés de la pièce, en choisir dix, et écrire une short novel d'environ 300 mots.

Voici le résultat :

 

He had just finished Hunting the Snark, a book he had long been willing to read. Laying in the grass, still lost in his thoughts while a nice smell of fried bacon and scrambled eggs was slowly spreading from the kitchen's house, he noticed a small lizard, climbing his sleeve in a desperate attempt to find a better place to live.


At that point precisely, he realized how dull his own existence was. He woke up in the morning, went to school, waited for the bell, came back home. He had never experienced anything weird or exciting, never fought a wolf nor "danced with a painted devil in the moonlight" (this last thought might seem less strange if you knew he had watched, the previous evening, Batman, by Tim Burton - and was still, unconsciously, obsessed with Jack Nicholson's acting as Joker, and had been drawing a small bat on every single sheet of his school's handbooks. But that's not the point). Suddenly, he suprised himself to long for something strange to happen. "I would give $10000 to have a dragon, instead of this lizard".


Yes, he had that precise thought. He shouldn't have. He might as well have been shouting "Beetlejuice" thrice : everything went still in the garden. A cold wind began to blow, along with a strange, distant sound of ... a drum ? A crow, from the tree above him, made a profund, raucious and rather frightening sound. The sky darkened. And his sleeve went heavy.
Heavier, and heavier.
And heavier.
And quite cold.


He didn't dare to look. He didn't dare to turn his head. It was just when the thing had become so huge he couldn't ignore it anymore that his brain accepted to admit somthing was going on. There was an enormous, glittering, scale-covered ... thing, near him, next to him. The drum had become louder, and the wind was no longer the wind ; it was, now, coming from the dragon's mouth, an icy breath which could have frozen dreams and made the sun stop burning. It gave him goosebumps - his stomach shrank, rumbled, and then, after a while, decided it would be better for everyone to go unnoticed.
Thomas looked into two big, yellow eyes, emptier than eternity, older than void.

 

Later, when his mother called, as the eggs and bacon were ready, no one answered. For the Dragon was a Boojum, you see.


Éthano

posté le 26 January 2010 à 17:01

Molécule d'éthanolD'après toutes les autorités compétentes, le réchauffement climatique va rendre le monde invivable d'ici quelques décennies. Je dois admettre que je m'en fiche éperdument.

Pourquoi ? Je me nomme Simon, et pour moi le monde est déjà invivable. Je me nomme Simon, mais personne ne m'appelle comme ça : pour tout le monde, je suis Ethan.  Ethan, prononcé à la française ; Ethan, comme éthanol. Une trouvaille de mes amis : j'ai des amis très spirituels, je trouve.

Depuis hier soir, je suis au commissariat, où je partage une cellule vétuste, qui sent vaguement l'urine et beaucoup la sueur, avec un clochard et un junkie. Je présume que c'est un junkie, mais c'est juste une supposition : il se peut que chez lui, ce soit naturel, ces sautes d'humeur. Je n'en sais rien. N'empêche, j'évite de m'approcher, il y a deux heures il s'est mis à insulter le clochard et à lui taper dessus.

Sur les murs, on peut lire que Diane je t'aime, et que la police n'a pas intérêt à tourner le dos à certaines personnes, ou alors elle va avoir du mal à s'asseoir après. Ça n'a pas l'air de la gêner particulièrement, pour l'instant la police boit son troisième café en se balançant sur sa chaise.

Moi, je lis les murs, je m'ennuie. Déjà neuf heures en cellule de dégrisement, et s'ils attendent que je passe à moins de 0,8 grammes par litre, ça peut encore durer longtemps : ça doit faire vingt ans que ça ne m'est pas arrivé. D'ailleurs, j'en ai vingt-cinq.

J'ai peur de ne pas être très clair, de raconter assez mal. Rassurez-vous, je ne suis pas alcoolique, rien de plus ennuyeux qu'un alcoolique, surtout maintenant. Pour ma part, je ne bois jamais.

Tout a commencé quand j'étais petit. Avant même d'entrer à l'école : je ne sais pas quels processus biologiques ont lieu normalement à cet âge-là, quelle fonction bizarre s'active dans les cellules de notre corps ; toujours est-il que chez moi, quelque chose a dû mal tourner. Je me souviens, à six ans, rentrer chez moi en titubant, sous l'oeil effaré de ma mère (je m'en souviens, ou on me l'a raconté : difficile de faire la part des choses, l'histoire a tant et tant circulé, dite, redite et modifiée, que c'est comme si je voyais les images à travers les yeux de mes parents, de mes frères et de mon chien. Un mauvais court-métrage où l'enfant pousse la porte d'une main hésitante, avant de s'affaler sur le mur ; il adresse quelques mots incompréhensibles à sa mère qui accourt, inquiète, et a un haut-le-coeur qui se termine en raz-de-marée verdâtre sur le sol, corn-flakes et petit LU.)

Le médecin n'a rien compris, ils ont tous cru que j'avais fait main basse sur la réserve de whisky de mon père. À six ans ! Je n'arrivais même pas à atteindre les tablettes de chocolat, et on m'a accusé de carburer au Glennfidditch.

Au début, ce genre d'événements restait assez épisodique. Il a fallu attendre mes dix ans, et la communion de ma soeur, pour qu'ait lieu une autre de mes cuites infantiles, et un scandale assez joyeux. Il y a encore des films qui traînent, où l'on peut voir les yeux indignés du curé me suivre, tandis que je vomis dans l'allée et me vautre sur le pagne du Sauveur - avec, en fond sonore, les cris aigus de mes grands-parents, et le rire gras de mon oncle. Puis j'ai douze ans, c'est au collège, et les surveillants me ramènent, hilare et pourpre, à mes parents si respectables. Quatorze ans, premier accident, à mobylette : le début de mes soucis avec l'autorité.

Puis quinze, seize ans : tout s'accélère. J'ai atteint un gramme avant d'avoir des poils sur le torse.

Tout ceci pourrait rester anecdotique, bien entendu, une simple crasse de plus tombée sur un pékin au beau milieu de l'Europe. Juste un léger détail qui me pourrirait la vie et n'empêcherait personne de dormir, moi en cellule et vous sous vos draps. Malheureusement, il se trouve que cette capacité incroyable qu'ont mes cellules à générer spontanément de l'éthanol, sous l'effet du stress ou de facteurs environnementaux assez mal définis, a éveillé de l'intérêt.

C'était il y a quelques mois, durant un vendredi matin plutôt grisâtre qui me voyait émerger assez lentement de mes rêves en priant pour que le café soit prompt et fort. Ma dulcinée d'alors, dont l'absence manifeste à mes côtés m'avait permis de dérober son oreiller et d'espérer la venue prochaine du breuvage, devait probablement errer du côté de la porte, car elle répondit presque instantanément à un coup de sonnette strident et inconvenant, surtout à moins de dix heures du matin. Je l'entendis discuter quelques minutes, sans vraiment saisir la nature de l'échange, avant que l'encadrement de ma porte ne laisse passage à un homme en costume noir, de taille moyenne et sans signe vraiment distinctif à part d'être situé dans l'encadrement de ma porte, : un mélange d'huissier, de responsable de service chez BNP Paribas et de croque-mort reconverti dans les RG. Cette analyse magnifique, cela va sans dire, étant effectuée avec le recul : sur le coup, il ressemblait simplement à un type en noir sans cafetière dans la main.

Il s'est assis sur le rebord de mon lit, sans demander, et me laissant en position d'infériorité manifeste, tout empêtré que j'étais entre mes oreillers, ma couette et mes sous-vêtements à la dérive. Sans se presser, et tandis que Julie (la dulcinée) affichait une mine de plus en plus anxieuse, il a ouvert une mallette de cuir qu'il transbahutait avec lui.

Il lui a fallu beaucoup de temps pour vider son sac. Papiers, papiers, papiers, les papiers s'entassaient, et je commençais sincèrement à en avoir ras-le-bol de voir ce type déballer des documents épais comme mon bras sans piper mot. Une fois qu'il eut fini avec ses liasses sur mon matelas, il a porté son doigt à sa bouche, humecté soigneusement celui-ci, et pris la parole. Vite. Jamais encore je n'avais vu quelqu'un avec un débit pareil : page après page, il me désignait des paragraphes que je n'avais pas le temps de lire, tout en les commentant à une allure folle. J'ai pu saisir au passage des expressions comme "contrôles d'alcoolémie positifs", "perte du permis", "retrait des moyens de paiement", "assigné en justice", et "stage civil obligatoire". Après quoi, il s'est levé, m'a demandé ma carte d'identité, a ouvert le tiroir sans attendre ma réponse, et l'a fourrée dans son attaché-case. Puis il m'a tendu un stylo, et m'a ordonné de signer là, là, là et là, et encore là, là, et ici.

Juste avant de partir, il m'a signifié que je devais être présent au Centre National d'Encadrement des Comportements d'Addiction vendredi matin à 5:00, et a fermé sa mallette. Je n'avais toujours pas eu mon fichu café, et j'en avais vraiment besoin.

La CNECA était un bâtiment imposant, situé loin de tout, quelque part en sous-banlieue. Vu que manifestement, mon permis n'était plus tout à fait en odeur de santé auprès des autorités, j'ai dû y aller en bus : de nuit, ça m'a pris deux bonnes heures. Autant dire que je n'avais pas beaucoup dormi, et que niveau stress, je me défendais pas mal. Essayez de passer deux heures au fin fond de nulle part en compagnie de noctambules et d'épaves, vous verrez ce que je veux dire.

Le gardien qui surveillait la porte (le sas ?) m'a fixé, longuement, quand je me suis présenté à la loge. Pendant trente bonnes secondes, je me suis senti comme un pavé de rumsteck face à un rottweiler : jaugé, soupesé, mémorisé, et désespérément dans la merde.

Mes nerfs ont dû déclencher quelque chose de mystérieux dans les tréfonds de mon organisme, probablement aux alentours de la vessie pour commencer : j'ai soudainement ressenti une envie irrépressible d'aller me soulager aux latrines, suivie assez rapidement d'un inexplicable bien-être un peu partout, surtout au niveau des zygomatiques. J'ai souri d'un air niais et béat, mes jambes ont faibli, et toute cette histoire de convocation, de bâtiment stalinien et de médecins en blouse blanche qui sortent des murs et se précipitent vers moi m'a paru beaucoup plus lointaine, et assez indifférente.

J'ai donc magistralement déboutonné ma braguette et commencé à pisser dans le couloir. Puis sur les médecins, qui entre-temps avaient continué à se précipiter vers moi. Un peu sur le garde, au moment où il m'a fichu un pain. Et pas mal sur mes chaussures et mon pantalon, vers la fin, quand je n'étais plus en état de viser.

Après, entre le sang, l'urine et les murs de plus en plus flous, je ne me rappelle plus grand chose. Il paraît cependant que récemment, le nombre d'accidents de la route a fortement baissé, suite à la mise sur le marché d'un nouveau médicament qui fait disparaître, en quelques secondes, tous les symptômes d'ébriété. Désormais, moyennant quelques dizaines d'euros, une firme internationale de produits pharmaceutiques vous autorise à vous envoyer tous les shots, cocktails et alcools qu'il vous plaît, et à monter tranquillement dans votre véhicule pour rentrer chez vous l'esprit tranquille. Moyennant quelques dizaines d'euros, vos samedis soirs ne causeront plus la mort d'innocents, les routes sont devenues plus sûres, les mères de famille respirent.

Moyennant quelques dizaines d'euros, et avec la bénédiction de l'État, tout le monde est heureux, et un tout petit nombre d'heureux est richissime.
L'État, qui sous-traite la gestion de certains de ses centres de recherche et détention à une firme internationale de produits pharmaceutiques.
Une firme qui n'a eu besoin que de quelques mois pour mettre au point ce médicament révolutionnaire. Quelques mois, une équipe de chirurgiens, une armada de sondes, piqûres et scalpels, quelques salles insonorisées, et un cobaye.

D'un autre côté, qui irait croire un type en cellule de dégrisement ?

tags : alcool, texte

Antoine.

posté le 12 October 2006 à 20:01

Tous les matins, il se levait vers sept heures quarante-trois. Il avait coutume de somnoler une dizaine de minutes, après quoi on pouvait le voir se lever, s'étirer longuement, bailler, s'étirer, bailler à nouveau, puis boire coup sur coup trois cafés bien noirs. Deux, cela ne suffisait pas.
Il s'appelait Antoine, bien que sa famille et son état-civil s'obstinassent à le nommer Jean. J'ai eu bien des fois, lors de soirées relativement arrosées, l'occasion de lui demander la raison de cette incongruité ; invariablement, il en profitait pour manger un blini au saumon. Quand il n'y en avait pas, il partait en acheter.
Enfant, il était, comme tout enfant d'ailleurs à l'exception du neveu de mon cousin qui, dit-on, finira avocat : convaincu de l'existence des fées, des cow-boys, des monstres et de tout ce qui s'ensuit. À force d'entendre des contes de tout ordre, il avait même brièvement envisagé de se construire une maison en pain d'épice remplie d'ours.
Puis il avait grandi. Cependant, cet inévitable et malencontrueux accroissement de la distance séparant le haut de son crâne de son gros orteil droit ne s'était pas, comme chez la plupart, accompagné d'un assèchement imaginatif qu'il m'a été trop souvent l'occasion de déplorer, notamment lorsque je n'avais rien de plus lucratif à faire. Il avait mûri au milieu de Peter Pan, de magiciens et de dragons. Même adulte, il conserva en lui cet espoir. À vingt-sept ans, lorsqu'il décrocha une situation intéressante dans un ministère, situation généralement synonyme de mornes et improductives heures à contempler des trombones aux frais du contribuable, il était toujours convaincu que, quelque part, existait quelque chose de mieux. Avec des lapins portant des montres à gousset, peut-être.
Cette certitude tint encore cinq ans, soit environ cinq mille cinq cents cafés - ce qui, en soit, est déjà remarquable eu égard à la tolérance de l'organisme humain à la caféine. Après quoi, peu à peu, il commença à devenir comme tout le monde : un peu pragmatique, plutôt désabusé, relativement indifférent. Le processus avait été long, mais il avait eu lieu, et Peter Banning avait pris le dessus.
Malheureusement pour Antoine, le dix-huit octobre deux mille cinq, à l'âge de trente-deux ans, sept mois et cinq jours, il buta sur une canette de Coca-Cola vide laissée pour morte sur le quai de la station des Lilas, ce qui causa plusieurs nuits blanches à la conductrice du métro qui arrivait justement, et, accessoirement, la fin prématurée du susnommé Antoine, né Jean. Grandir tue, hélas.


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Quelques mots ...

Lecteur, avant toute chose, je me dois de t'avertir du contenu de cet encart. Je ne vais pas m'y étendre sur ce que je suis ou ne suis pas. Non pas pour ne pas t'ennuyer, c'est le cadet de mes soucis pour le moment, et puis ça arrivera tôt ou tard ; mais pour ne pas trop en dévoiler. Ce blog est le mien, et en tant que tel m'est dédié de long en large : me dépeindre — ou tenter de le faire — en quelques mots serait, plus qu'une erreur, un mauvais calcul. Et je déteste faire de mauvais calculs, ça me frustre.

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