Carlos a cassé sa pipe

posté le 18 January 2008 à 16:10
Bon c'est triste mais ce n'est rien à côté de la mort de Booby Fischer. Ci-après un superbe copier-coller d'un non moins superbe article du Monde :

En 1968, entre deux compétitions d'échecs, Bobby Fischer, accompagné d'un joueur grec et du grand maître yougoslave Petar Trifunovic, fit une excursion à Delphes, où il s'émerveilla devant le temple d'Apollon. Devant l'autel de la Pythie, Trifunovic aurait alors interrogé l'oracle en ces termes : "Fischer gagnera-t-il le championnat du monde ?". La réponse, pour une fois assez peu sibylline, ne tarda pas : "Il changera son titre". Déjà sept fois champion des Etats-Unis, l'ancien petit prodige de Brooklyn, à qui ne manquait plus que la couronne mondiale, se serait contenté de sourire.

Quatre années plus tard, Bobby Fischer, âgé de vingt-neuf ans, n'a plus qu'un obstacle à franchir pour réaliser le rêve qu'il poursuit depuis son enfance. Cet obstacle s'appelle Boris Spassky, tenant du titre depuis 1969. Pour parvenir au pied de l'Olympe, l'Américain a effectué un parcours époustouflant en annihilant successivement le Soviétique Mark Taïmanov et le Danois Bent Larsen sur le score incroyable de 6-0. En finale des candidats, il est assez facilement venu à bout de l'ex-champion du monde Tigran Petrossian, qui, s'il ne gagnait pas beaucoup de parties, avait la réputation d'en perdre encore moins.

Cette irrésistible ascension inquiéta, dès ses premiers signes, les dirigeants soviétiques, soucieux de conserver un titre prestigieux que l'URSS détenait sans interruption depuis 1948. Les échecs, jeu préféré de Lénine, qui y voyait la "gymnastique de l'esprit", étaient devenus une vitrine du régime. Comme l'a écrit, après la chute de l'Union soviétique, le grand maître Youri Averbakh, "dans le contexte de la guerre froide entre l'Est et l'Ouest, l'idéologie soviétique a cherché à transposer les batailles échiquéennes avec Fischer en batailles politiques, en une lutte entre deux mondes, deux systèmes". Même si, en cette année 1972, l'heure était plutôt à la détente, avec notamment la rencontre Brejnev-Nixon et la signature du traité SALT sur la limitation des armements stratégiques, il n'était pas question pour l'URSS qu'un Yankee égoïste et mal élevé de surcroît s'empare du joyau de la couronne.

Après la cinglante défaite de Taïmanov, en 1971, en quarts de finale du tournoi des candidats, une réunion de la plupart des grands maîtres soviétiques dont Spassky avait conclu à la nécessité de dresser une analyse approfondie du jeu et de la psychologie de Fischer en vue des rencontres futures. Si le premier volet de cette étude fut facilement effectué par une poignée de joueurs émérites, le second ne vit jamais le jour, l'Américain et son caractère de cochon restant une énigme.

La crinière de Boris Spassky est aujourd'hui toute blanche. A soixante ans, l'ex-champion du monde naturalisé français coule une retraite paisible dans un pavillon de la banlieue parisienne, non loin de courts de tennis, sport qu'il a toujours pratiqué pour se tenir en forme. C'est sans véritable nostalgie qu'il évoque ce que la presse mondiale appela le "match du siècle" : Fischer-Spassky, Reykjavik, 1972. Pour lui, qui n'était pas membre du Parti communiste, la politique n'est jamais entrée en ligne de compte, même s'il savait qu'on ne lui pardonnerait pas la défaite. La pression était purement sportive : "Le roi est toujours seul, personne ne l'aide. Il porte une responsabilité considérable et c'est la tragédie de tous les souverains", dit-il, philosophe.

Quand il arriva dans la capitale islandaise, dix jours avant le début programmé du match, le champion soviétique n'avait cependant pas la moindre idée de la torture psychologique à laquelle Fischer, volontairement ou pas, allait le soumettre. Tout d'abord, l'Américain, grand râleur et chicaneur devant l'éternel, ne voulait pas jouer à Reykjavik, qui avait proposé une bourse de 125 000 dollars pour le match, somme considérable à l'époque, mais pas aussi importante que celles offertes par d'autres villes.

Une guerre des nerfs s'était ouverte entre la Fédération internationale des échecs (FIDE) et lui : Fischer exigeait plus d'argent et attendait à New York. Le 1e juillet eut lieu la cérémonie d'ouverture, sans la "diva". Nombreux étaient ceux qui ne croyaient plus en sa venue. Fischer n'avait-il pas, à plusieurs reprises dans le passé, claqué la porte de tournois ? A la veille de la disqualification de l'Américain, miracle ! Un banquier londonien amoureux d'échecs doublait la mise pour que le match du siècle eût lieu. Le lendemain, Bobby-le-Terrible foulait le sol islandais. La pression n'en retomba pas pour autant. La délégation soviétique, pour se venger, boycotta le tirage au sort et exigea des excuses que Fischer, après moult tergiversations, finit par rédiger malgré son orgueil. C'est dans cette ambiance de Cocotte-Minute que le match commença, le 11 juillet, devant une salle comble.

La nulle était en vue lorsque les longs doigts fuselés du "loup de Brooklyn" se saisirent d'un fou et l'échangèrent contre un pion adverse. L'Américain sacrifiait une pièce contre deux pions, coup inconsidéré dont les amateurs d'échecs discutent encore aujourd'hui. Spassky ne manqua pas l'occasion d'exécuter proprement son adversaire. Peu après la partie, Fischer annonça qu'il ne jouerait pas tant que les caméras de télévision qu'il n'a jamais supportées, ainsi que les appareils photo, les journalistes et les spectateurs bruyants n'auraient pas été supprimées. Comptant sur cette source de revenus pour équilibrer leur budget, les Islandais refusèrent. Fischer ne se présenta pas pour la deuxième partie et fut déclaré forfait. Spassky, désolé, menait deux à zéro.

Laissons-le raconter la suite. "Pour sauver le match, j'ai accepté de jouer la troisième partie dans une salle close, sans spectateur. En cédant aux exigences de Bobby, des conditions humiliantes pour moi, j'ai commis ma principale erreur. J'y ai perdu ma combativité et, quand ceci arrive, vous êtes mort. Je me suis suicidé, j'ai fait hara-kiri. J'aurais pu rendre le point en ne jouant pas la troisième partie, comme l'ancien champion du monde Mikhaïl Tal l'a suggéré, ce qui aurait placé mon adversaire dans une très délicate position sur le plan psychologique." Mais Spassky ne rendit pas le point et se montra inexistant dans la troisième partie. Pour la première fois de sa carrière, Fischer le battit.

La brèche était ouverte. A cause de son sens de la conciliation, le gentleman Spassky avait perdu la guerre psychologique. Après la sixième partie, l'Américain comptait un point d'avance ! Les préparations des Soviétiques n'avaient servi à rien car Fischer jouait des ouvertures qu'il ne pratiquait pas d'ordinaire. Quant à Spassky, il était méconnaissable, comme hypnotisé. Un sursaut eut bien lieu lors de la onzième partie, au cours de laquelle il trouva, en direct, un coup de génie. Pour la première et dernière fois du match, le New- Yorkais perdit les pédales. Mais il se vengea deux parties plus tard, avant le début d'une série de nulles. Fischer disposait alors de trois points d'avance et gérait au mieux son capital.


C'est alors que la délégation soviétique sortit un atout aussi inattendu que tragi-comique de sa manche. Dans un courrier adressé à l'arbitre, elle fit état de "lettres disant que quelques dispositifs électroniques et des substances chimiques, qui pourraient se trouver dans le hall de jeu, - étaient- utilisés pour influencer M. B. Spassky". Etaient notamment visés le dispositif d'éclairage et le fauteuil que Fischer avait spécialement fait venir des Etats-Unis. Des experts islandais firent donc passer les fauteuils aux rayons X, prélevèrent des échantillons un peu partout et ne trouvèrent que... deux mouches mortes dans le lustre. L'"aura" Fischer, dont tant de joueurs se dirent victimes, ne résidait en fait que dans sa volonté d'"écraser l'ego de son adversaire", comme l'Américain avait plaisir à le déclarer. Celui-ci ne vivant que pour et par les échecs se situait tout simplement au-dessus des autres.

Le 3 septembre, Spassky abandonna après sa défaite de la vingt et unième partie. Avec quatre points de retard pour trois parties à jouer, il ne pouvait mathématiquement plus rattraper Fischer. Ce dernier devenait officiellement le onzième champion du monde de l'histoire des échecs. En rentrant au pays, Spassky dut, selon Youri Averbakh, faire son autocritique, ce que l'intéressé dément aujourd'hui. Le joueur soviétique fut aussi privé, pendant un an, de tournois internationaux.

Après sa victoire, Fischer ne participa plus à aucune compétition et s'enferma dans sa tour d'ivoire. "Une poignée de personnes trouvaient normal qu'une fois au sommet il cesse de jouer, estime aujourd'hui Boris Spassky. Lui, si perfectionniste, était devenu une sorte de dieu qui ne pouvait risquer de détruire sa superbe image." Trois ans après Reykjavik, l'Américain, en désaccord avec la FIDE sur les conditions de son match contre Anatoli Karpov, abandonna son titre sans jouer, entrant ainsi dans la légende. C'est alors seulement qu'aux yeux du monde Robert James Fischer, dit Bobby, devint roi.
tags : échec, et, mat

Commentaires

Kane_ex-Deus a dit :
posté le 18 January 2008 à 17:21
Quoi ? Du texte, que du texte et même pas de photos.
Quelle honte...

Kane a dit :
posté le 18 January 2008 à 17:25
il avait l'air sacrément casse couille ce type

Kane_ex-Deus a dit :
posté le 18 January 2008 à 17:30
Ouaip, lors d'un voyage en Afrique, il était sur le même bateau de pêche que ma tante.
Je lui avais demandé si elle l'avait trouvé sympa, ce à quoi elle m'avait répondu après une brève grimace : "Disons que oui, mais il faut que ça soit lui qui raconte, lui qui parle..."

Enfin, paix à son âme ! <o/

hohun a dit :
posté le 18 January 2008 à 17:31
Tu parles de l'échoueur ou de Carlos là ?

groove_salad a dit :
posté le 18 January 2008 à 17:57
Kane_ex-Deus a écrit :
Ouaip, lors d'un voyage en Afrique, il était sur le même bateau de pêche que ma tante.
Et si ta tante en avait, tu l'appelerais "mon oncle" ...

CaptNCook a dit :
posté le 18 January 2008 à 20:07
Le 11 septembre 2001, quelques heures à peine après les attentats de New York et de Washington, un Américain exulte sur les ondes de Radio Bombo, aux Philippines : "C'est une formidable nouvelle, il est temps que ces putains de juifs se fassent casser la tête. Il est temps d'en finir avec les Etats-Unis une bonne fois pour toutes." Le présentateur de l'émission, Pablo Mercado, peine à tempérer son interlocuteur, qui, au téléphone, déverse insanités et élucubrations avant de conclure : "Je dis : mort aux Etats-Unis ! Que les Etats-Unis aillent se faire foutre ! Que les juifs aillent se faire foutre ! Les juifs sont des criminels. (...) Ce sont les pires menteurs et salauds ! On récolte ce qu'on a semé. Ils ont enfin ce qu'ils méritent. C'est un jour merveilleux." Au bout du fil Bobby Fischer, ancien champion du monde d'échecs, connu pour avoir autrefois ouvert une parenthèse brillante dans l'hégémonie que l'URSS exerçait sur les 64 cases.

Bobby Fischer sur la diagonale du fou

UltraVox a dit :
posté le 19 January 2008 à 12:59
Un sale type mais un génie aux échecs. C'est bien évidemment ce dernier aspect qui m'intéressait, lorsque je jouais aux échecs de façon un peu assidue y'a une 15aine d'années. Je n'étais pas au courant de son délirium des dernières années.

CelibatMan a dit :
posté le 19 January 2008 à 13:30
J'aime bien l'anecdote de CaptNCook: elle renforce l'idée que les génies des échecs le font finalement au dépend de leur santé mentale, comme dans "le joueur d'échecs" de Zwieg. Bref, ça me rassure, moi qui me suis fait battre par le singe au simulateur d'échecs.

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