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FATTY

posté le 21 November 2007 à 18:36
Et donc, je profite de l'inspiration de Ceacy pour balancer un vieux truc. Et tant pis si c'est encore un chef-d'oeuvre.

FATTY


LAVERIE DU TROTTOIR D’EN FACE.

L’horloge de la laverie automatique indique 21h30. Plus qu‘une demi-heure avant sa fermeture. Une femme est assise sur la banquette. Trois jeunes hommes, plutôt bien bâtis, sont affairés sur les machines. Il s’agitent calmement autour d’elle.
Elle pourrait craindre pour ses fesses, mais il n’en est rien. Tous trois sont bien trop concentrés sur leurs occupations. Elle a passé 60 printemps mais ne devait pas être très jolie, il y a 160 saisons.

Le choc des cultures. Elle, algérienne d’origine, n’est pas habituée à voir des mâles se rabaisser à s'occuper une telle tâche.
L’un, la vingtaine, sort les affaires sales de son sac. Un autre plus âgé sort les propres de la machine n°5. Le troisième essaye de mettre en route les séchoirs pour la troisième fois.
Il peste, fouillant nerveusement ses poches pour y trouver quelque piécette qui lui manque pour lancer le cycle. Officiellement, la femme montre qu’elle compatit à leur sort. Elle s’en amuse intérieurement. Elle ne va pas leur offrir son aide, oh, non. Elle va plutôt rêver. Rêver que tous trois sont ses esclaves et que ce qu’ils font, c’est pour elle, rien que pour elle.
Elle devient Cléopâtre.

TOIT

Sur le trottoir d’en face, tout en haut d’un imposant bâtiment gris et sale, un individu cagoulé rampe. Protégé de la lumière des néons, il se déplace sur les toits avec une agilité certaine.
Il s’arrête devant une fenêtre en plexiglas surplombant la plateforme bétonnée puis cisaille avec précaution le cadenas de sécurité qui la ferme. Tel un contorsionniste, il se glisse par la maigre ouverture en faisant bien attention de ne pas toucher la grille métallique qui, en faisant contact avec le cadre, déclencherait l’alarme.
Allongeant ses bras au maximum, l’acrobate dénude deux des fils, les connecte à l’aide d’un arceau isolant puis les coupe. En passant au travers de l’arceau, l’alarme ne se déclenchera pas. Il peut à présent entrouvrir plus largement son discret entrebâillement.

Après une chute de presque trois mètres, l’individu atterrit sur ses ballerines. Tout en souplesse. Tout en silence.

Le cambrioleur reste quelques secondes immobile, un genou à terre, afin de savoir si son intrusion a provoqué quelque changement. Mais rien.
Il longe alors les murs et remarque la caméra au bout du couloir. Le temps d'un balayage, il rejoint un coin non couvert par l'objectif et pénètre dans la cage d’escalier.

COULOIR

Les deux pans de l’ascenseur, mis hors service pendant la nuit, s’entrouvrent péniblement. Puis sont bloqués par un écarteur métallique. Faisant joué sa manivelle, l’intrus parvient à créer une ouverture suffisante pour y passer son corps. Il se hisse à présent hors de la cage d’ascenseur... aussi discrètement que possible. Toujours à l'affût.

Quelqu’un approche.

Après avoir fait quelques pas feutrés, l’inconnu se tapit subitement dans l’ombre. Quand la lumière de la torche se rapproche trop de lui, il disparaît derrière.

Balayant les murs du couloir d’un mouvement de balancier, la MagLite produit l’effet d’un son et lumière. Mais sans le son.

Le gardien du lieu fait sa ronde le plus machinalement du monde. Il s’amuse avec le faisceau lumineux comme un chat avec la pelotte de l’aine.

Le veilleur de nuit n’a pu déceler la moindre trace de présence de l’intrus.

JIM FATTY DEHNOWSZIC

Comment aurait-il bien pu voir quelque chose d’ailleurs. Jim « Fatty » Dehnowszic est du genre à être carrément à l’ouest. Matin, midi et soir. De préférence avant les repas. Ce handicap majeur aurait dû lui interdire l’accession à cet emploi de gardiennage. Et pour tout autre emploi sérieux. Heureusement pour lui, il a toujours eu de très bonnes relations avec ses professeurs, avec sa hiérarchie. Comme si il était un papier transparent pour lequel on éprouverait un minimum de respect.
Tout le monde le sait, il est incompétent, Jim. Incompétent mais sympathique. Il ne fait jamais de vague. Enfin, ça dépend de la surface.
Dans ce laboratoire de taille familiale, il n’y a pas grand chose à voler de toute façon. Hormis peut-être quelques vagues idées de concepts. Et peut-être aussi les appareils d’analyse, fruit de dix années de recherche, qui coûtèrent tant de masse capillaire au collectif de scientifiques qui travailla sur le projet. Enfin bref, le poste n’était pas indispensable mais ça rassure toujours de savoir que quelqu’un garde la boutique. Aussi peu intéressant soit-il.

En plus d’être à moitié con, Jim « Fatty » Dehnowszic est aussi imposant que son surnom l’indique. Chaque déplacement lui est pénible. Gravir un escalier est une torture. Et le sprint, quasiment un suicide.

Fatty essaya tant bien que mal de réduire de moitié ses quantités d’aliments habituelles. Des aliments qu’il aime par-dessus tout; tout ce qui contient sucre ou gras. Son pêché mignon, le mélange des deux. C’est encore mieux. Mais la tentation d’en engloutir toujours plus assaillait son esprit chaque seconde de privation qui passait.
Ses efforts à chaque tentative ne duraient pas longtemps.
Seulement deux minutes après avoir refusé la 5e viennoiserie de la matinée, il fut repris de sa folie vorace. Fatty dépassa son record personnel haut la main.

Six mois plus tard, son pèse-personne devait rendre l’âme. Et Jim, atterré, le regarda mourir. C’est après ce triste évènement que le déclic se produisit.

LE DOCTEUR VANESSA DONE

Conscient qu’il devait radicalement changer de mode de vie pour survivre à sa quarantième année, Fatty se décida à prendre un rendez-vous avec la nutritionniste la plus cotée de l’université d’à côté. Un rendez-vous avec le Dr Vanessa Done. Raaah. En temps normal, une diététicienne de sa stature ne se rabaisse jamais à soigner un individu sans le sou. Et qui, Dieu sait qu’il a raison, pense avoir raté sa vie. Un type comme Fatty Dehnowszic.

Jim se dit qu’il n’a rien à perdre à essayer de composer son numéro.

Une bien belle femme que ce docteur Done quand même. D’âge presque mûr, elle commença à enseigner à Genève alors qu’elle n’y était qu’étudiante. Vanessa triompha de l’Everest à deux reprises et, pour se remettre les pieds sur terre, fréquenta la misère dans les léproseries de Calcutta.

Elle y trouva d’ailleurs son cœur. Un coeur tout neuf, empli de cette ferveur qui annihile toute ambition démesurée de gloire.

Après deux maris, difficiles à vivre au quotidien, Vanessa s’essaya au célibat. Et finalement, s’en contenta. Comme elle ne pouvait avoir d’enfants, elle soigna et aima ceux des autres. En Inde, d’ailleurs, elle appris l'art et la manière pour exorciser les fringales en un simple claquement de doigts.

A défaut d'enfants, des amants. Vanessa en eu des centaines. Le Docteur Done n’a jamais eu à rendre le moindre compte à aucun d’entre eux. Ni aux trafiquants de drogue petits et moustachus, ni aux juges les plus puissants, aux philosophes, ni même au Prix Nobel.

KHALIL LADHOUSI, PRIX NOBEL DE LITTERATURE

Ce génie, mort dans les bras de Vanessa, un sourire aux lèvres et un godemichet à la main.
Alors que Vanessa commençait à peine à s’amouracher de ce génie littéraire. Un homme passionnant. N’importe quel mot craché par sa bouche respirait l’aventure. Khalil Ladhousi eut quand même le temps de croiser une dernière fois le regard de Vanessa avant de succomber à sa méningite foudroyante.

Vanessa pleura des jours entiers, entre deux rendez-vous. Elle n’avait pas éprouvé cela depuis son adolescence et son premier chagrin d’amour. Ce triste souvenir qui la rendit stérile à jamais. Et là, alors qu’elle songeait à nouveau à confier ses sentiments à un homme.
Celui-ci la quitta, sans un mot, en pleine extase. Elle eut juste droit à un râle incompréhensible. Khalil est parti sans qu’il eut à lui rendre de compte. Raide. Décédé de cette mort subite qui ne laisse même pas le temps de voir défiler sa vie.

JIM ET VANESSA

Jim Dehnowszic s’était bien préparé à son premier rendez-vous avec le Docteur. Car il eut finalement le courage de l’appeler.

Un soir, alors que ses secrétaires étaient partis depuis bien longtemps, Vanessa prit elle-même l’appel de Jim. Jim devint tout fébrile à l’autre bout du fil quand il découvrit l’identité de son interlocutrice. Il tremblait, rendant sa voix chevrotante.

Vanessa s’assit sur le bureau et tenta de communiquer avec lui.

Par un bref échange téléphonique, elle parvint à rendre à Fatty ce qui lui manquait le plus. L’espoir. Car, selon Vanessa, Fatty pouvait changer. Transformer son mode de vie ou de pensée. Qu’il lui manque juste un peu d’aide extérieure pour se sentir mieux... et Jim but et crut ces paroles.

Vu l’impact de leur conversation téléphonique, Fatty pensa que la réalité de leur rencontre allait être quelque chose d’énorme.

Tellement leur connexion était forte, dès les premiers entretiens, Vanessa osa même trahir le secret professionnel. Elle osa raconter à Jim l'histoire des deux femmes qui attirèrent tant l’attention de Fatty dans la salle d’attente.

Deux amies, très très proches, qui ne pouvaient se passer l’une de l’autre depuis qu’elles avaient posé ensemble pour des photos à caractère saphiques. L’une, plutôt fine, voire maigrelette, et l’autre dotée d’une solide et grasse charpente.

Elle étaient tellement proches l’une l’autre que quand l’une perdait des kilos, l’autre récupérait exactement la même masse. Vanessa leur conseilla juste de rechercher l’équilibre car elles devaient éviter ces constantes variations de poids néfastes à leur équilibre individuel.

Au résultat, peut-être que l’une ou l’autre se trouverait trop grosse ou très maigre, mais ce serait la meilleure alternative à leur bonheur. Puisque la séparation paraissait inconcevable.

JIM FATTY DEHNOWSZIC

Se dégageant de l'ombre, le cambrioleur se met alors à suivre Jim, perdu dans ses pensées.

Après avoir fait tombé sa lampe torche, Jim se retourne et entraperçoit le mouvement furtif de l’intrus.

Ce dernier trouve le temps de repasser dans son dos. Jim s’en rend compte.

Trop tard.

COULOIR

Fatty est à terre, immobile, laissé pour mort.

Sa graisse empêcha pourtant le tueur de finir son boulot. La corde à piano ne pénétra pas assez sa chair pour le priver entièrement d’oxygène.
Jim saigne abondamment mais parvient encore à se mouvoir. De ses yeux embrouillés par ses propres globules, il parvient quand même à localiser l’alarme incendie plaqué sur un mur. Juste à côté de la porte que l’intrus vient d’emprunter.

Jim rampe comme il peut pour essayer d’atteindre le boitier. Pour se donner plus de force, il se met en tête de belles images : sa deuxième fiancée. Celle dont il éprouve la fierté de l’avoir baisé dès le premier soir. Puis il pensa à ses retrouvailles futures avec Vanessa. Une entrevue au coin du feu. Il lui parlerait de tous ces problèmes. Et elle l’écouterait. Elle le conseillerait tendrement en lui caressant les bourrelets.

A cette idée, il parvient à se redresser et à avancer de plus belle. Une belle pensée, c’est un mètre de gagné. Il est presque arrivé au niveau du boîtier rouge de l’alarme. Elle n’est plus qu’à un mètre au dessus de ses mains tendues. Il n’a qu’à se redresser sur les genoux afin de briser la vitre et tirer la manette.

Mais la douleur devient maintenant trop importante. Elle déchire toute volonté. Il se vide de son hémoglobine, centilitre par centilitre.

Fatty se replie sur lui-même et lutte pour rester éveillé. Contre l’engourdissement. Contre le froid. Contre ces pensées qui n’ont qu’un objectif : le faire lâcher la rampe.

En proie à une hallucination, il crut un instant apercevoir Vanessa, Vanessa Done, attendant l’ascenseur. Son inconscient lui parle. Le somme de rester éveillé. Vanessa rit aux éclats après une blague mineure. Ceux qui l’entourent sont flous. Il n’y a qu’elle. Il croit se reconnaître à ses côtés. Mais redétourne son attention pour la recentrer sur Vanessa. Vanessa Done.

Jim est affalé, juste devant la porte des archives où s’est enfermé l’intrus.

La poignée de la porte bouge, mais rien ne se passe. Fatty la bloque de tout son long, de tout son poids.

De l'autre côté, le cambrioleur, dans une langue étrangère, s’époumone à essayer de l’ouvrir. Ses coups d’épaule n’y changent rien. Puis, l’intrus ne bouge plus. Il doit penser.

« purain de merle, ai oublié la sauvegarde. Le jeu bug et j’ai oublié la sauvegarde. »

Encore deux trois coups d’épaule et nouvelles tentatives de crochetage. Rien n'y fait.

« Merde. Je recommence pas ce niveau, pas question »

Plus que 4 heures avant la relève. Jim doit tenir. Il doit penser à elle. Il va penser à elle. Mais, jusqu’à maintenant, a-t-il jamais cessé de le faire. Il va probablement devoir reporter son rencard. Tenir. Tenir.

TOIT

La silhouette d’un chat de découpe dans la clarté de la lune. Il regarde la ville, puis scrute l’astre brillant démesuré. Sans sourciller une seconde.

La lune est ronde et change de forme, s’amincit en croissant. Pour ne devenir qu’un demi-cercle lumineux. Le chat dérape et, ne pouvant se retenir, chute du toit.

LAVERIE DU TROTTOIR D’EN FACE.

Le Chat s’écrase dans le reflet de la vitrine. Vue sur la pancarte.

Heures d’ouverture :
Du lundi au samedi de 7h00 à 22h00
Le dimanche de 10h à minuit.

Merci de laisser cet endroit aussi propre que vous l’avez trouvé en entrant.