nazisme

Histoire d'un Allemand - Sebastian Haffner

posté le 11 February 2013 à 22:18

 

J'aurais pu simplement le mettre dans le forum: un bon bouqin. Mais Haffner par son analyse détaillée, simple et visionnaire a, de mon point de vue, écrit une référence sur le sujet et donne d'une façon claire l'acheminement du nazisme des années 30 en Allemagne.

Et comme vous n'allez pas vous jetez dessus uniquement sur mes bonnes paroles, je vous laisse découvrir un florilège de ses réflexions, analyses personnelles et anedoctes , pris chronologiquement lors de la lecture (chaque paragraphe est indépendant et n'a pas forcément de lien ses voisins).

 

 

 

  • Génération nazie

 

L’impact et les conséquences de cette expérience ne sont pas moindres du fait que ceux qui la vécurent étaient des enfants ou de jeunes garçons. Bien au contraire ! L’âme collective et l’âme enfantine réagissent de façon fort semblable. Les idées avec lesquelles on nourrit et ébranle les masses sont puérils à n’y pas croire. Pour devenir une force historique qui mette les masses en mouvement, une idée doit être simplifiée jusqu’à devenir accessible à l’entendement d’un enfant. Et une chimère puéril forgée dans le cerveau immature de dix classes d’âges, où elle reste ancrée durant quatre ans, peut tés bien faire vingt ans plus tard son entrée sur la scène politique, costumée en idéologie délétère.

La guerre est un grand jeu excitant, passionnant, dans lequel les nations s’affrontent ; elle procure des distractions plus substantielles et des émotions plus délectables que tout ce que peut offrir la paix : voilà ce qu’éprouvèrent quotidiennement, de 1914 à 1918, dix générations d’écoliers allemands. Cette vision positive est la base même du nazisme. C’est de cette vision qu’il tire son attrait, sa simplicité ; c’est elle qui parle à l’imagination, provoque l’envie et le plaisir d’agir. Mais elle est aussi à l’origine de son intolérance et de sa cruauté envers l’adversaire politique, parce que celui qui refuse de jouer le jeu n’est pas ressenti comme un « adversaire », mais comme un mauvais joueur. Enfin, c’est de cette vision que le nazisme tires on attitude tout naturellement belliqueuse envers l’état voisin : parce qu’un autre Etat, quel qu’il soit, n’est jamais reconnu en tant que « voisin », mais se voit imposer nolens volens le rôle de l’adversaire – sans quoi le jeu ne pourrait avoir lieu.  Bien des éléments ont contribué plus tard à la victoire du nazisme et en ont modifié l’essence ? Mais c’est là que trouvent  ses racines. Non, comme on pourrait le croire, dans l’expérience des tranchées, mais dans la guerre telle que l’ont vécue les écoliers allemands.

Maintenant que cette livraison cessait, ils se retrouvaient désemparés, appauvris, déçus et ennuyés. Ils n’avaient jamais appris à vivre sur leurs réserves, à organiser leur petite vie privée pour qu’elle soit grande, belle et féconde ; ils ne savaient pas en en profiter, ignoraient ce qui en fait l’intérêt. C’est pourquoi ils ne ressentirent pas la fin des tensions publiques et le retour de la liberté privé comme un cadeau, mais comme une frustration. Ils commencèrent à s’ennuyer, ils eurent des idées stupides, ils se mirent à ronchonner – et pour finir à appeler avidement de leurs vœux la première perturbation, le premier revers ou le premier incident qui leur permettrait de liquider la paix pour démarrer une nouvelle aventure collective.

 

  • Politique pré nazisme

Au printemps 1930, Brüning devient chancelier. Autant que nous puissions nous souvenir, c’était la première fois que l’Allemagne était dirigée d’une main ferme. De 1914 à 1923, tous les gouvernements avaient été faibles.  Stressemann avait pris des mesures habiles et radicales, mais tout en souplesse, sans blesser personne. Brüning n’arrêtais pas de blesser tout de le monde, c’était son style, il mettait un point d’honneur à être « impopulaire ». Un homme dur, osseux, l’œil étréci et sévère derrière des lunettes sans monture. Il répugnait par nature au liant, à la rondeur. Ses succès – il en connut quelques-uns, c’est incontestable – avaient toujours le schéma suivant « opération réussie, patient mort », ou « position maintenue, garnison massacrée ». Pour poursuivre jusqu’à l’absurde le paiement des réparations, il mit l’économie allemande au bord de la faillite ; les banques fermèrent, le nombre de chômeurs atteignit six millions. Pour sauver le budget malgré tout, il appliquait avec une farouche rigueur la recette du père de famille sévère : « se serrer la ceinture ». A intervalles réguliers, tous les six moins environ, sortait un décret-loi qui réduisait et réduisait encore les traitements, les retraites, les prestations sociales, et finit par réduire jusqu’aux salaires privés et aux intérêts. L’un entrainait l’autre, et Brüning, les dents serrées, en tirait à chaque fois la douloureuse conséquence. Plusieurs des instruments de torture les plus efficaces de Hitler furent inaugurés par Brüning : c’est à lui que l’on doit la « gestion des devises », qui empêchait les voyages à l’étranger, l’ « impôt sur la désertion », qui rendait l’exil impossible ; c’est lui aussi qui commença à limiter la liberté de la presse et à museler le Parlement. Et pourtant, étrange paradoxe, il faisait tout cela pour défendre la République. Mais les républicains commençaient peu à peu à se demander, et on les comprend, ce qui leur restait à défendre. A ma connaissance, le régime de Brüning a été la première esquisse et pour ainsi dire la maquette d’une forme de gouvernement qui a été imitée depuis dans de nombreux pays d’Europe : une semi-dictature au nom de la démocratie. Et pour empêcher une dictature véritable.

Quant à moi, je n’avais pas à l’époque d’opinion politique définie. J’avais même du mal à décider, pour ne mentionner que la distinction la plus générale, si j’étais de droite ou de gauche. Lorsqu’en 1932 quelqu’un me posa cette question de conscience, je répondis, interdit et en hésitant beaucoup : « … Plutôt de droite… » Sur les questions du jour, je ne prenais intérieurement parti qu’au cas par cas, et parfois pas du tout. Aucun des partis politiques existants ne m’attirait particulièrement, si grand que fut le choix. Il faut ajouter, ut exempla docent, que l’appartenance à aucun d’entre eux ne m’aurait empêché de devenir nazi. Ce qui m’en garda, ce fut… mon nez. Je possède un flair intellectuel assez développé ou, autrement dit, un sens des valeurs esthétiques humaines, morales ou politiques. La plupart des Allemands en sont hélas totalement dépourvus. Les plus intelligents sont capables de s’abêtir tout à fait à force de discussions abstraites et de déductions sur la valeur d’une chose dont on peut constater grâce à son nez qu’elle sent mauvais. Pour ma part, j’avais dès cette époque l’habitude de me forger avec le nez mes rares convictions inébranlables.

 

  • Nazisme

Si l’on souscrit à cette sèche définition, la « révolution » nazie de mars n’en était pas une. Car tout se passa dans la stricte légalité, avec les moyens prévus par la constitution.

La trahison fut totale, générale et sans exception, de la gauche à le droite. […] Les sociaux-démocrates s’étaient déjà terriblement humiliés au cours de la campagne électorale de 1933 en courant après les slogans des nazis pour souligner qu’ils étaient, eux aussi, de bons « nationaux ».

A cela s’opposait précisément le mécanisme de la vie courante. Il est probable que les révolutions, et l’histoire dans son ensemble, se dérouleraient bien différemment si les hommes étaient aujourd’hui encore ce qu’ils étaient aujourd’hui encore ce qu’ils étaient peut être dans l’antique cité d’Athènes : des êtres autonomes avec une relation à l’ensemble, au lieu d’être livré pieds et poings liés à leur profession et à leur emploi du temps, dépendant d’une foule de choses qui les dépassent, éléments d’un mécanisme qu’ils ne contrôlent pas, marchant pour ainsi dire sur des rails et désemparés quand ils déraillent. La sécurité, la durée ne se trouvent que dans la routine quotidienne. A côté, c’est tout de suite la jungle.

Qu’est-ce que l’Histoire ? Ou se joue-t-elle ? Quand on lit une de ces relations historiques classiques dont on oublie trop souvent qu’elles contiennent le contour des choses et non les choses elles-mêmes, on est tenté de croire que l’histoire se joue entre quelques douzaines de personnes, qui « gouvernent les destins des peuples », et dont les décisions et les actes produisent ce qu’on appelle par la suite « l’Histoire ». L’histoire de la décennie présente apparait alors comme une sorte de tournoi d’échecs entre Hitler, Mussolini, Tchang Kai-check, Roosevelt, Chamberlain, Daladier, et quelques douzaines d’autres hommes dont les noms sont plus ou moins dans toutes les bouches. Nous autres, les anonymes, sommes tout au plus les objets de l’histoire, les pions que les joueurs d’échecs poussent, laissent en plan, sacrifient et massacrent, et dont la vie, en admettant qu’ils en aient une, se déroule dans la moindre relation avec qu’il advient d’eux sur l’échiquier où ils se trouvent sans le savoir.  Un fait inéluctable, même s’il semble paradoxal, c’est que les événements et les décisions historiques qui comptent vraiment se jouent entre nous, entre les anonymes, dans le cœur de chaque individu placé là par hasard, et qu’en regard de toutes ces décisions simultanées, qui échappent même souvent à ceux qui les prennent, les dictateurs, les ministres et les généraux les plus puissants sont totalement désarmés. Et c’est une caractéristique de ces événements décisifs qu’ils ne sont jamais visibles en tant que phénomène de masse, en tant que démonstration de masse –sitôt que la masse de présente en masse, elle est incapable de fonctionner -, mais toujours comme le vécu apparemment privé de milliers et de millions d’individus.

C’est pourquoi je crois, en contant mon histoire apparemment privé et insignifiante, raconter l’Histoire – et peut être même l’Histoire à venir. Et c’est pourquoi je suis carrément heureux de ne pas avoir en ma personne objet trop remarquable, trop intéressant. S’il était plus remarquable, il serait moins typique. 

Une fois rendue impossible l’attitude de supériorité à laquelle ils se cramponnaient convulsivement, ils se sont rendus en masse. Une fois avérés les succès qu’ils avaient toujours déclarés impossibles, ils se sont reconnus vaincus. Ils n’avaient pas la force de comprendre que c’étaient précisément ses succès qui étaient effroyables.

Je ne suis pas doué pour la haine. J’ai toujours cru savoir qu’en se laissant trop aller à la polémique, aux questions avec des incorrigibles, à la haine du haïssable, on détruit quelque chose en soi – quelque chose qui vaut la peine d’être conservé et qu’il est difficile de reconstruire. Lorsque je rejette quelque chose, ma réaction naturelle est de le détourner, non d’attaquer. J’ai aussi le sentiment très aigu de l’honneur qu’on fait à un adversaire en le haïssant : de cet honneur, les nazis ne me semblaient pas dignes.

 

Le plus « à gauche » était par exemple Hessel, fils de médecin qui avait des sympathies communistes, le plus « à droite » Holz, fils d’officier aux idées militaristes et nationalistes. Mais tous deux faisaient front commun face aux autres, car tous deux, plus ou moins issus d’un mouvement de jeunesse, pensaient en terme de corporations ; ils étaient antibourgeois, anti individualistes, avaient un idéal de communauté de d’esprit de corps ; […] et tous deux nourrissaient en secret un penchant pour la terreur, déguisé chez le premier en en amour de l’humanité, chez le second en amour de la nation.

Je compris que la révolution nazie avait aboli l’ancienne séparation entre la politique et la vie privée, et qu’il était impossible de la traiter simplement comme un « évènement politique ». Elle ne se produisait pas seulement dans le domaine politique, mais avant tout dans la vie de chaque individu ; elle agissait comme un gaz toxique qui traverse tous les murs. Si on voulait échapper à ses émanations, la seule solution était l’éloignement physique. L’exile. L’adieu au pays auquel on était attaché par la naissance, la langue, l’éducation, l’adieu à tous les liens de la patrie.

Au Cours de  cet été 1933, je me préparai à cet adieu-là. J’étais déjà accoutumé aux adieux petits et grands. J’avais perdu mes amis ; j’avais vu des gens que je fréquentais sans arrière-pensée se métamorphoser en assassins virtuels ou en ennemis prêts à ma livrer la Gestapo.

Je n’aime pas l’Allemagne, pas plus que je ne n’aime moi-même. Si j’aime un pays, c’est la France, mais je pourrais aimer n’importe quel pays plus que le mien – même s’il n’y avait pas les nazis. Mais le pays qui est le vôtre a un tout autre rôle que celui de l’aimé, un rôle bien plus irremplaçable : c’est votre pays, tout simplement. Si on le perd, on perd presque le droit d’en aimer un autre.

Le nationalisme, c’est-à-dire le narcissisme nationale et le culte voué à la nation par elle-même, est certainement partout une dangereuse pathologique de l’esprit, capable de déformer et d’enlaidir le visage d’une nation, de même que l’égoïsme et la vanité déforment et enlaidissent les traits d’un individu.

Les exilés sont une charge pour n’importe quel pays, et il n’est pas agréable de se sentir à charge.

[…] mais les réactions des hommes faibles et fragiles que nous sommes ne sont pas toujours strictement proportionnelles à l’ampleur et à l’importance de la cause.

Hitler aurait parait-il déclaré : « Tous ceux qui étaient contre nous servent maintenant dans la Reichswehr ». Cette boutade contient plus de vérité que les déclarations d’Hitler en général. La Reichswehr est effectivement devenue un vaste déversoir pour presque toute l’Allemagne non nazie, pour cette masse allemande moyenne caractérisée par un irrépressible besoin d’excellence et d’activité et par une grande lâcheté intellectuelle et morale. Elle y trouvait un milieu où l’on n’avait pas besoin de lever le bras sans arrêt, où l’on pouvait même s’autoriser sans trop de risque une réflexion méchante à l’égard de Hitler et des Nazis. […] Ceux qui avaient besoin d’une dose supplémentaire de tranquillité se bercèrent des années durant de l’espoir que la Reichswehr ferait un jour cesser toute cette escroquerie. Et tous négligeaient soigneusement de voir que la Reichswehr était précisément le canal qui détournait leurs forces pour les mettre au service de Hitler.

C’est ainsi que nous croyions avoir échappé à l’éducation idéologique : nous ne nous apercevions pas que nous étions en plein dedans. Et un jour, on nous fit une conférence qui mit les points sur les i. Elle n’émanait pas du parti, on ne s’y élevait ni contre les Juifs, ni contre le système on ne disait rien des dons charismatiques du Führer ni du honteux traité de Versailles. Rien de tel. Ce fut beaucoup plus efficace. Le lieutenant qui nous commandait en chef fit une conférence sur la bataille de la Marne…

Je soupirais, me fis violence pour ne plus penser. Je compris que mon moi tout entier étais piégé. Jamais je n’aurais dû me rendre dans ce camp. J’étais pris au piège de la camaraderie.

Moi, en tout cas, je ne le nierais pas, et j’affirme avec force que c’est précisément ce bonheur, précisément cette camaraderie qui peut devenir un des plus terribles instruments de la déshumanisation.

Quelques traits spécifiques de la doctrine nazie ne s'étaient pas encore vraiment enracinés. C'est ainsi que nous n'étions pas violemment antisémites. Mais "nous" n'étions pas non plus disposés à en faire un cheval de bataille. On ne se laissait pas émouvoir par les détails. "Nous" étions un être collectif, et d'instinct, avec toute la lâcheté, toute l'hypocrisie intellectuelles de l'être collectif, "nous" ignorions ou refusions de prendre au sérieux ce qui aurait pu menacer notre euphorie collective. Un troisième Reich en réduction.

 

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