Journal d'un Mort

posté le 14 April 2007 à 13:33
12 avril 1407

Je me sens prisonnier de ces murs décrépis qui sentent le moisi, la porte qui les rend habitables me semble plus infranchissable que jamais...

Hier soir, le maire du village a réuni son conseil de ville pour débattre de mon cas, et d'après les bribes de conversations que j'ai récoltées depuis ma fenêtre, leur jugement est loin d'être positif. J'ai réussi à entendre le discours du vieux libraire qui est ici le meilleur agitateur de foule : il s'est prononcé au milieu du village, près de la petite fontaine, pas loin de ma crasseuse chambre d'hôtel, devant une populace de plus en plus enragée alors qu'il poursuivait son discours.
On a formulé plus d'une théorie à mon sujet : certains ont dit que j'étais simplement maléfique, d'autres qu'il fallait voir en moi rien moins que le diable en personne, certains que j'avais conclu un pacte avec satan...

Personne bien sûr pour me défendre. Au fond, ils n'étaient même pas vraiment sûrs de ce que j'avais fait, mais ils paraissaient tous d'accord sur ce que j'étais : un monstre, un individu menaçant, à éradiquer au plus vite. Le libraire a clamé que ma présence offensait Dieu en personne, et que s'ils ne voulaient pas subir le courroux divin, il fallait que je paie pour mes crimes, que seule la mort pourrait me renvoyer de là où je venais, des profondeurs de l'enfer - ou je ne sais quoi.
Je n'aurais pu dire si la haine dans sa voix se percevait également sur son visage (le soleil qui se levait derrière lui me rendait la scène très peu visible), mais d'après mon expérience, ce vieux fou n'hésite pas à montrer les crocs et agiter ses membres avec violence dès que cela sert ça cause. Le peuple lui a bien rendu toutes ces simagrées : nombreux sont ceux qui ont levé leurs fourches (sic) au ciel, ou ont brandi leur poing, autant en signe de satisfaction que de combat futur. Une fois leur rassemblement terminé, ils sont rentrés chez eux, satisfaits, criant dans ma direction que la nuit risquait d'être difficile... Depuis, deux gros types surveillent ma chambre dans le couloir de l'hôtel, histoire que je ne me fasse pas la malle d'ici là...

Ces hommes sont fous ! De moi qui n'ai jamais fait de mal à une mouche, ils ont juré la perte, hilares ! Il ne me reste à l'évidence que quelques heures avant leur arrivée, et ma mort me semble de plus en plus inéluctable. Ils en ont tué pour moins que cela...
Maintenant que je sens mon destin scellé, que je n'échapperai pas à cette atroce fin, il point en moi un surprenant mélange de peur et de tranquillité. La certitude de mourir a cela de bon qu'elle est justement une certitude : enfin je quitte ce monde ! Cette pensée les ferait frémir, ces idiots ! Et on sait qu'ils croient, pourtant ; mais ils ont peur de mourir, peur de leur fin, peur de ce qu'ils ne connaissent pas, comprennent pas... c'est cette peur qui les motive à croire, qui les encourage à penser que leur fin n'est pas la fin, mais un début, le commencement de leur vraie vie... Pourtant, ils ne sont plus des enfants !
Tout ceci me semble tellement absurde et impossible, impensable ! En m'attaquant à leurs vérités, j'ai créé entre eux et moi un fossé, un abysse qui les effraie, par-delà lequel ils n'osent pas regarder, par-dessus lequel ils n'osent pas sauter.

Au début pourtant, j'étais arrivé dans ce petit village gras plein de bonne volonté et d'espoir. Les gens paraissaient bons, insoucieux, on mangeait à sa faim, on m'y avait accueilli chaleureusement. L'écriture de mon livre allait bon train, et on me présentait de plus en plus comme l'homme cultivé bien utile à celui qui avait besoin de conseils. Le curé commença même à me jalouser.
C'est en fait à cause de lui que tout a commencé, même si je ne m'en suis rendu compte que plus tard, bien trop tard. Il a envoyé un de ses élèves m'étudier, histoire d'en apprendre plus sur moi.
Innocent que j'étais, j'ai accueilli le jeune homme avec plaisir, lui montrant mon projet, lui faisant lire le début de mon manuscrit. J'espérais pouvoir le rallier à ma cause : grande erreur que celle-ci ! Elle devait me coûter la vie, mais je n'en savais rien à l'époque. Lorsque j'appris qu'il était de mèche avec le curé, il était déjà trop tard.
Ce vieil idiot en a parlé à la messe, et tout le village a vite été au courant de mes convictions philosophiques. Il a clamé devant tout le monde que je réfutais l'existence de Dieu en personne, du paradis, de l'enfer, que je condamnais toute la foi qui les animait depuis toujours ; ce qu'ils n'ont pas reçu avec beaucoup de plaisir, à l'évidence. Quelques femmes sont même allées jusqu'à s'évanouir afin d'exprimer leur mécontentement. Lorsqu'ils sont sortis de l'église, les discussions allaient bon train, et le maire a déclaré qu'il allait prendre des mesures draconiennes.
Tout ça est parvenu jusqu'à mes oreilles par la voix d'une des clientes de l'hôtel qui en parlait à la bonne dans le couloir, à côté de ma chambre. Elle savait certainement que j'entendais ce qu'elle disait...

Mes écrits ne doivent pas tomber entre leurs mains : ils les brûleraient sans aucun remords, à n'en pas douter. J'ai décidé de cacher ce journal ainsi que la partie la plus importante de mon manuscrit dans un creux du mur, que je coincerai avec une lourde pierre. Avec de la chance, quelqu'un de sensé tombera dessus, un jour... et ce que j'aurai écrit ne sera pas oublié...
Impossible d'imaginer combien d'écrits fascinants ont été volontairement perdus par des esprits mal intentionnés au cours des siècles, mais je ne suis certainement pas le premier à me soucier de la pérennité de mon oeuvre.
L'histoire me l'a montré plus d'une fois : les hommes sont prêts à tout pour assurer leurs certitudes, même jusqu'à détruire ce avec quoi ils ne sont pas d'accord ! Mais on ne peut détruire la vérité, et même si mon manuscrit disparaît, quelqu'un arrivera un jour à ce que j'ai conclu. Quand ? Bien trop tard peut-être, malheureusement...


Texte écrit en écoutant Kinobe - Tired Heart

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tags : texte

Commentaires

Rhum1 a dit :
posté le 14 April 2007 à 15:31
Salopard de nihiliste.

Ceacy a dit :
posté le 14 April 2007 à 15:40
Points de détail : "de plus en plus enragée qu'il poursuivait son discours."
Il manque pas un "au fur et à mesure", ou "alors" ?
Sinon, la proposition "En réfutant toutes leurs divagations" me semble un peu bancale, sans que je sache trop pourquoi.

Exception faite de ces deux points, la forme est quasiment irréprochable.
Maintenant, le fond ;)
Rien à redire, en fait, si ce n'est que l'accent est placé sur le monologue intérieur de l'auteur emprisonné au détriment, peut-être, du sentiment d'immersion dans l'action du village: au final, on reste un peu sur sa fin (celle du condamné). Par exemple, j'aurais bien vu, pour se rajouter à cela, le point de vue d'un des villageois (le curé, ou le libraire, par exemple). Une sorte de texte à deux voix.

PS : tu écoutes des choses bien, en fait.

Fixateur a dit :
posté le 14 April 2007 à 15:58
Merci, corrigé les quelques fautes de style...
Quant à d'autres voix, pourquoi pas, mais dans un journal je le sentais plutôt mal... il s'agit surtout des dernières pensées d'un homme condamné, donc forcément solitaire.

KtuLulu a dit :
posté le 15 April 2007 à 22:29
L'emploi de la première personne est toujours aussi troublante. C'est un peu comme "s'écouter parler". troublant.

@Fixateur: je vais essayer d'être honnnête sans être trop désagréable (si mon point de vue sur ton texte peut t'aider).

Pour l'histoire, je trouve dommage que tu ne parles pas plus des écrits hérétiques.

Ton texte est censé être le journal d'un homme très cultivé. Il s'y révèle que l'auteur est contre l'existence de Dieu, nie l'existence du paradis, de l'enfer. Mais il paraît juste être contre la religion. Sans expliquer quoi que ce soit sur le sujet.

Si il évoquait la Psychologie en remplacement du couple Dieu / Diable.
Ou alors le besoin de croire qu'éprouve immanquablement l'homme qui veut avancer. Et qu'il doit avoir au moins une certitude (croire en Dieu... par exemple) pour y parvenir. Dieu ne serait pas la seule alternative, s'tu vois s'que j'veux dire (?!?)

En fait, ça tient probablement de ton choix d'un personnage érudit, sage, tout ça. Il te faut nous convaincre qu'il l'est aussi dans ses écrits. Et là, désolé de le dire, mais je pense que tu n'apportes pas grand chose de sa culture au texte *mode franchise off*

Perso, j'ai choisi un personnage récurrent glandeur, inculte, et con parce que ses pensées sont plus faciles à retranscrire :)

Ralph a dit :
posté le 15 April 2007 à 23:26
KtuLulu a écrit :
Perso, j'ai choisi un personnage récurrent glandeur, inculte, et con parce que ses pensées sont plus faciles à retranscrire :)


Nan mas ça va, oui ???


Tsssssssssss...

hohun a dit :
posté le 16 April 2007 à 00:01
C'est donc un philosophe naif ? Il n'a apparemment pas tout compris du genre humain...

Fixateur a dit :
posté le 16 April 2007 à 19:20
Bah ouais mais j'ai pas la prétention d'avoir la culture d'un mec du 15ème siècle, merde. Et je n'ai pas dit qu'il était très cultivé, il est juste moins aveugle que les autres...
Par contre j'ai effectivement hésité à développer ses idées, ses arguments métaphysiques chiants sur le sujet, et puis non. C'est le journal de la fin de sa vie, il a déjà dit ce qu'il avait à dire, voilà l'idée...
Par contre, si ça intéresse éventuellement quelqu'un, je peux écrire une partie des fausses oeuvres de ce faux bonhomme ! (je voulais ajouter ça à la fin, et puis j'ai eu la flemme) :)

KtuLulu a dit :
posté le 19 April 2007 à 13:53
OK, j'avoue, je voulais t'emmerder.

Fixateur a dit :
posté le 19 April 2007 à 14:54
Merci.

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