Rampage

posté le 25 May 2007 à 17:57
Les gens sautent, se poussent, crient, hurlent même, ils tentent désespérément de sauver leur vie : certains y arrivent, d'autres pas. David a déjà écrasé 8 personnes, et il lui reste suffisamment d'essence pour le reste de la journée. Il s'est décidé ce matin-même, quand il a été viré par son patron ; sa vie est ruinée, il n'a rien à perdre. Son but est simple : mourir en emportant le plus de monde sur son passage. C'est l'hégémonie de l'individualisme : un homme ne se contente plus de se suicider, il voit dans sa pulsion de mort une vérité absolue que chacun devrait suivre. Il s'imagine que son jugement devrait s'appliquer à tous, et s'il pense mériter de mourir, alors le monde doit suivre la même logique. Si des jeunes le font dans les lycées, pourquoi pas lui ? Après tout, il a plus d'expérience, et puis il a sans doute plus souffert. S'il le pouvait, là, il supprimerait d'un geste l'humanité qu'il déteste autant que lui-même, parce que sa haine dépasse son égo, parce qu'il a envie de dévaster le plus possible, et le plus possible, c'est toute sa race. Mais il n'échappe pas aux règles de cette même race : il lui faut un but. Si son but était de se suicider, il l'aurait déjà fait ; non, il écrase des gens. Ceux sur qui il roule sont en quelque sorte des bonus, son vrai but est d'arriver quelque part.
Où ? Il ne le sait pas, mais il s'y dirige. Le plus vite possible, et déjà il entend des sirènes de police, qui lui hurlent d'accélérer encore. Au loin, il aperçoit un centre commercial, il se dit que c'est un bel endroit où mourir. Il ne peut plus accélérer, mais les quelques personnes qu'il va écraser vont le ralentir, et son pied aura à nouveau de l'effet sur son moteur. Deux morts de plus ! se dit-il avec joie. David n'est plus humain, il n'est même plus un prénom, il est un monstre à l'égo explosif, un égo qui vient d'arracher les portes en verre du centre commercial et qui sait déjà où foncer ensuite. Les morts sont de plus en plus nombreux : des étagères s'effondrent, les produits de beauté tombent par milliers sur d'innocentes jeunes femmes. Plusieurs vendeuses ont été fauchées par son pare-choc, qui est maintenant complètement couvert de sang. Tout hurle derrière lui, tout s'affole devant lui. Il s'amuse, parce que la situation est aussi grotesque pour lui qu'elle est horrible pour les victimes. Il ne sait pas vraiment pourquoi, peut-être parce qu'il ne peut plus comprendre la réalité qui défile devant ses yeux. Finalement, il arrive au coin bricolage, en fait le tour deux fois, écrase un petit enfant et sa grand-mère, puis finit par trouver ce qu'il avait cherché : des bouteilles de gaz. Il s'arrête.
Dans son coffre se trouvent quelques armes : un pistolet automatique avec lequel il faisait du tir le dimanche, son fusil d'assaut, meilleur ami de ses jeunes années à l'armée, ainsi que quelques couteaux de cuisine. Il met son fusil sur son dos, son pistolet dans sa poche, deux couteaux à sa ceinture. Il s'approche des bouteilles de gaz, déniche les plus grosses, en détache deux. A grands coups de pied, il les fait rouler devant lui. Cependant, bien que son esprit s'imagine être une bête à tuer, il ne peut tout à fait refouler son éducation, son humanité, sa compassion naturelle pour les autres. Son estomac est le premier à se rebeller : lorsqu'on s'attaque à l'homme, ce sont toujours les estomacs qui gémissent le plus. Pendant un instant, il croit s'évanouir, mais il entend soudain un garde de sécurité du centre commercial qui l'interpelle. Il se trouve à environ vingt mètres de David ; la main sur son pistolet, encore dans sa fourre, il lui demande de déposer toutes ses armes sans résistance. Le pauvre homme a mal évalué la situation, et David se trouve réveillé de sa torpeur. Sa survie est en jeu, son cerveau estime qu'il n'est plus temps pour les remords humains.
Ils dégainent, mais seul David ose appuyer sur la gâchette : une balle s'est instantanément précipitée dans la poitrine du gardien, qui en meurt presque sur le coup. Le coup de feu a effrayé tous les sons alentour, et l'endroit respire déjà la mort. David ne s'en inquiète guère, et il continue à pousser les bombonnes de gaz vers l'entrée, d'où il remarque les voitures de police qui s'approchent du bâtiment. Il court se cacher derrière une étagère mettant en valeur divers outils électriques, tout en observant la situation. Quelques policiers s'approchent, et calment une foule qui s'attroupe, avide de sueurs, quelle que soit leur nature. Alors que les hommes en uniforme passent près des bombonnes de gaz, inutilement prudents, David se montre et tire quelques balles dans les bombonnes. L'explosion a plus d'effet sur lui qu'il ne l'imaginait : il est soufflé en arrière, et n'entend plus un bruit.
Le feu de l'explosion se répand, et finit inévitablement par atteindre les autres bombonnes. Bien que déstabilisé, David se rend compte qu'elles n'explosent pas instantanément, tire encore quelques balles qui produisent l'effet escompté. Le feu rend l'entrée impraticable, dans un sens ou dans l'autre, et David décide de sortir par les fenêtres. Il s'occupe d'elles à l'aide de son pistolet, en profite pour tirer sur le plus de gens possible, qui passent du statut de spectateurs à celui de cadavres en un instant. Les survivants tentent de déguerpir, certains y arrivent, d'autres n'en ont pas le temps. David constate avec plaisir que l'explosion a tué beaucoup de monde, et s'est occupée de la plupart des policiers. Il ne les compte pas, mais une vingtaine lui semble être une estimation raisonnable. D'après ses propres statistiques, il doit être proche de la cinquantaine de morts depuis le début de la journée. Il est satisfait.
Plusieurs voitures de police accompagnées de voitures de pompiers arrivent, leurs sirènes écrasant le cerveau de David. Cette fois, il sait qu'il ne s'en tirera pas : ses adversaires sont trop nombreux. Peut-être lui proposeront-ils de se rendre ? Les hommes sortent des voitures qui viennent de s'arrêter, et lui parlent au lieu de lui tirer dessus. David n'écoute pas, mais il a déjà compris ce qu'ils voulaient de lui. Il ne se rendra pas, inutile de discuter. Depuis le début, lorsqu'il a commencé à tuer, il était évident qu'il ne se laisserait pas prendre, et que tout devait finir par sa mort. Lorsqu'on n'a plus rien à vivre, plus rien n'a d'importance ; mais s'il faut survivre plusieurs dizaines d'années, qui voudrait les passer à l'ombre ? Ne vaut-il pas mieux quitter sa vie définitivement, plutôt que de la remplacer par l'absence de liberté, la peur, l'ennui ?
Sur cette belle pensée, David se tire une balle dans la tête. Son corps choit, les policiers sont incrédules : le spectacle qu'il leur a laissé est odieux, presque incroyable. Le reste des hommes le reniera, le prendra pour un fou, tous les médias, comme à leur habitude, s'en donneront à coeur joie. Des psychologues discuteront de son cas, mais ne comprendront jamais vraiment. Ils diront qu'il n'était plus vraiment un homme, parce que c'est rassurant : nous, nous sommes des hommes, et n'en arriverons jamais là. Mais David était bel et bien un homme : s'il a tué, c'était parce qu'il était trop humain, pas l'inverse. Parce qu'il souffrait, parce qu'il avait peur, parce qu'il avait envie de posséder, parce qu'il lui arrivait d'être haineux. Son nihilisme, compréhensible dans l'absolu, incompréhensible dans l'homme ; sa prise de conscience - déjà vieille - de l'inutilité de l'existence ; et finalement son absence de but satisfaisant l'ont amené au chemin le moins compréhensible qui soit.
Qu'il y ait encore des nihilistes semblables à David, peu importe. Que des hommes encore confiants souffrent des actes atroces des nihilistes, voilà le problème. Le nihiliste voit grand, mais n'est qu'un homme : c'est toute l'humanité qu'il faudrait supprimer. Lui arracher des morceaux de chair ne fait que la rendre plus forte, plus bête, plus vivante. Tant que nous ne serons pas tous nihilistes, les nihilistes qui passent à l'acte ne feront que donner des coups dans le vent. Quelle ironie ! Ceux qui clament que la vie n'a pas de sens ne font ainsi que l'affirmer encore, lorsqu'ils agissent pour l'ultime fois...


Oui, ce n'est pas très joyeux, mais je ne suis pas très joyeux non plus.
tags : rampage, texte

Commentaires

Fixateur a dit :
posté le 25 May 2007 à 18:04
Ne voyez pas dans ce texte mes envies refoulées de meurtres, attention ! Je l'ai écrit en partie à cause des massacres dans les unis ou lycées aux USA, en partie parce que les choses horribles sont certainement les plus faciles à écrire.

Ceacy a dit :
posté le 29 May 2007 à 18:59
Tu as fait une faute d'inattention : "Dans son coffre se trouve quelques armes"
Et une erreur, peut-être, de rapidité : la "conclusion" saute un peu trop vite du cas de David au nihilisme, comme si le lecteur avait forcément compris instantanément le rapport entre les deux. L'analyse psychologique de la société mériterait peut-être d'être plus développée, encore que j'en sois moins sûr.
Ah, et cette phrase est trop moralisatrice, trop "voici l'enseignement que vous devez en tirer" : "Que des hommes encore confiants souffrent des actes atroces des nihilistes, voilà le problème."

Sinon, ben, j'aime bien.

Fixateur a dit :
posté le 31 May 2007 à 03:21
Merci ! Je sais que la fin est moralisatrice, mais après avoir écrit un truc pareil, je me voyais mal conclure autrement, en fait. :)

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