Vendu
posté le 22 March 2007 à 19:08

Cela fait un certain temps déjà : j'avais dix-sept ans, à l'époque. Le monde entier nous serine à longueur de temps qu'être jeune est formidable : croyez-moi, c'est risible. Je passais le plus clair de mon temps au 36e dessous, seul, frustré de toutes ces choses qu'il me restait à faire, et déçu de celles auxquelles j'avais goûté. Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle ... Je haïssais les couples dans la rue, je haïssais les enfants qui riaient dans les bras de leur mère ; et je me haïssais de les haïr, et d'être moi.
Ce jour-là, je m'étais réveillé encore plus maussade que d'habitude, et le vent semblait me donner raison. Un vent violent, qui faisait s'entrechoquer les volets et mordait la peau à travers vestes et gants; un vent froid qui entravait les mouvements et faisait de la marche un calvaire.
La matinée m'a semblé durer cent ans, cent longues années à regarder, sans rien comprendre, un pantin s'agiter au tableau, avec l'air qui gémit par-delà les fenêtres.
J'en suis sorti hébété ; j'avais devant moi un week-end de travail, et la perspective d'un an, voire deux, du même tonneau. J'en avais assez, assez de ne pas pouvoir faire tout ce dont je mourais d'envie, assez de me sentir pathétique, assez de me lever chaque matin en espérant que le soir arrive rapidement. Assez d'être seul, aussi.
Je suppose que j'aurais pu tout laisser tomber, ou ouvrir les bras aux paradis artificiels. Au lieu de cela, j'ai vendu mon coeur au diable.
Il n'y a pas eu d'éclairs, ni de molosse aux yeux de braise. Juste le vent, sur les bords de la Seine ; le vent qui s'engouffre dans le manteau d'un homme et le soulève comme une parodie d'ailes de suie. J'ai senti une douleur à la main, et vu le sang qui gouttait de ma main sur un papier qu'il me tendait. Je n'ai pas vendu mon âme, non : je ne crois pas avoir une âme, le pacte eût été caduc.
Je n'avais jamais réalisé à quel point mon propre corps était bruyant : le bruit sourd du sang qui pulse dans les artères fait un boucan d'enfer. Enfin, faisait : le diable n'est pas très métaphore. Je me suis retrouvé soudainement dans une enveloppe de silence, de plus en plus froide alors que dans mes veines tout ralentissait pour finalement s'arrêter. C'est à ce moment que j'ai eu peur, peur de mourir.
Mais j'avais tort de m'inquiéter : blanc comme la craie, j'ai continué à vivre.
J'ai très vite constaté des changements dans les rapports avec les autres. Pas de leur part, bien entendu : les gens ne s'intéressent qu'à eux. J'aurais pu me couper un bras devant eux qu'ils auraient encore essayé de me serrer la main.
Moi, en revanche, je n'éprouvais plus rien, pour personne. Dans les premiers jours, certaines remarques que j'ai faites sans y prêter attention ont blessé des êtres qui m'étaient chers - le seul regret que j'en ai tiré est de ne pas avoir profité de leur expression peinée. C'est, en quelques semaines, devenu l'un de mes sports favoris : lâcher, insidieusement, de petites piques, suffisamment mesquines pour faire mal, assez subtiles pour me laisser le bénéfice du doute.
Je me suis senti puissant, ces quelques mois. Libéré de tout remords, de tout cas de conscience, j'ai papillonné de cinéma en musée, de théâtre en bistrot ; j'ai fait la connaissance de beaucoup de gens, rencontré un certain nombre de jeunes filles - qu'elles me pardonnent, leurs noms m'échappent.
Mais tôt ou tard, on se lasse ; et j'ai voulu tenter de nouvelles choses, goûter de nouveaux plaisirs. J'ai découvert les joies de la peinture et du piano, été déçu par les drogues - le croirez-vous, la plupart ne peuvent agir que par l'intermédiaire du sang ? Peu de sommeil, énormément de fêtes, d'alcool, de filles et de films. Presqu'un cliché. L'argent ? On le trouve, ne vous en faites pas.
Un soir, en revenant chez moi à vélo, je n'ai pas vu le feu rouge. Ça aurait pu être tragique ; mais c'est un piéton que j'ai heurté, Dieu merci. Je me suis relevé, un peu endolori : lui pas.
Alors, pour voir s'il était encore vivant, je suis remonté sur mon vélo, et j'ai roulé sur son bras. Il a gémi ; il n'était pas mort. Il a fallu encore cinq ou six passages, dont un sur le creux du cou, pour qu'il passe l'arme à gauche. Je crois ne jamais m'être autant amusé : le bruit de la chair flasque sous la roue, et les petits soubresauts des membres quand la jante commence à peser sur l'épine dorsale ... la peau qui éclate par endroits, et le bruit des os ; ah, l'ultime craquement lorsque les vertèbres se brisent !
J'ai eu de la chance, ce soir-là : la rue était déserte. Les fois suivantes, j'ai préféré ne rien laisser au hasard : ici, un petit chien et sa maîtresse, tous les deux les pattes brisées, et qui aboient de concert pendant que j'expérimente l'ingéniosité helvète en matière de couteaux suisses ; là, un skinhead qui découvre qu'avoir des cheveux aurait pu amortir les coups de maillet. L'un dans l'autre, de bons souvenirs.
Mais, comme je l'ai signalé plus tôt, on finit par se lasser de tout. Le problème, c'est que je n'ai pas de coeur, vous voyez. Non, non : bâillonné comme ça, vous ne pouvez pas hurler. Soyez calme ; soyez un bon donneur.
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Lecteur, avant toute chose, je me dois de t'avertir du contenu de cet encart. Je ne vais pas m'y étendre sur ce que je suis ou ne suis pas. Non pas pour ne pas t'ennuyer, c'est le cadet de mes soucis pour le moment, et puis ça arrivera tôt ou tard ; mais pour ne pas trop en dévoiler. Ce blog est le mien, et en tant que tel m'est dédié de long en large : me dépeindre — ou tenter de le faire — en quelques mots serait, plus qu'une erreur, un mauvais calcul. Et je déteste faire de mauvais calculs, ça me frustre.
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