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Un rêve en blanc ?

posté le 21 November 2010 à 16:28

(écrit pour un concours de nouvelles, dont le thème était « Un rêve en blanc »)

Conformément aux prévisions du Service Météorologique, des trombes d'eau s'abattent depuis ce matin sur la ville, les trottoirs, et les rares passants qui les arpentent d'un pas pressé. Il fallait s'y attendre : le Service Météorologique ne commet jamais d'erreur - et les passants en question, avec leurs habits légers, frigorifiés et dégouttant de pluie acide et sale, ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes.

Je m'appelle George, et je suis journaliste. Tous les soirs, je transmets par courrier électronique mon bulletin de la journée au quotidien dont je dépends - inutile de vous en donner le nom, vous le connaissez forcément - bulletin dans lequel je rapporte, le plus objectivement et clairement possible, les actions importantes, révisions de textes et nouveaux décrets promulgués par le Gouvernement. Ce courrier, encodé numériquement à l'aide de mon certificat électronique personnel à des fins d'identification et de sécurité, est ensuite envoyé à l'Édition, puis soumis au Bureau de l'Information, où, après avoir été revu, élagué et approuvé par les Délégués à la Communication, il est intégré à l'édition du lendemain, dans la section « Rappel de la Politique et des Lois de la République », édition qui sera communiquée à l'ensemble des Citoyens, par le biais de leur identifiant digital, à 5h20 précises. Les articles, cela va de soi, ne sont jamais signés - vous avez déjà dû vous en rendre compte.

Nous sommes une centaine à travailler dans mon service, du moins je crois. N'ayant jamais vu les autres, je ne peux que conjecturer, en me basant sur la quantité de mots imprimés et ma production propre. Propre, pas personnelle - il n'y a pas grand chose de personnel dans ce travail. Parfois, je me demande à quoi ils ressemblent. Les autres. Cheveux gris, cernes noirs, traits tirés ? Jeunes et beaux, peut-être.

Bah, à quoi bon. Le Bureau nous a étalés sur l'ensemble du territoire, anonymes et isolés, et nous ne nous verrons jamais. Je ne verrai jamais que les passants par la fenêtre, et les autres membres de ma section. Eux, je les vois trop, le matin au déjeuner, le midi à la cantine, au gymnase, en vacances, et sous le gros œil de la télévision, le matin, le midi, le soir, encore et toujours le gros œil.
Non, je me disperse, ça devient incompréhensible. Je recommence.

Dystopie, n.f : récit de fiction peignant une société imaginaire, organisée de telle façon qu'elle empêche ses membres d'atteindre le bonheur, et contre l'avènement de laquelle l'auteur entend mettre en garde le lecteur. La dystopie s'oppose à l'utopie : au lieu de présenter un monde parfait, la dystopie propose le pire qui soit.

C'est ce que j'ai trouvé, dans un vieux dictionnaire - un d'avant, où l'on trouve encore des mots de ce genre. Sauf que maintenant, la définition a changé, parce que la dystopie, ça va faire vingt ans qu'on est en plein dedans.

Dystopie, n.f (archaïque) : mot soigneusement retiré du vocabulaire officiel.

Tout a commencé insensiblement, il y a environ trente ans - mine de rien. Chômage en hausse, angoisse généralisée, peur du lendemain. Insécurité galopante : les gens avaient peur, de rien en particulier d'ailleurs. J'ai l'impression que c'était il y a des siècles. Petit à petit, on a commencé à voter contre, contre les peurs, contre les autres. Pour les Solutions avec un grand S, sans comprendre que c'était le meilleur moyen d'en voir deux poindre, accolés. Et on médisait en douce - c'est la crise, tu te rends compte, il fait quoi le gouvernement, et tu as vu la nouvelle voiture du voisin ? On se demande où il a trouvé tout cet argent - oh, tu sais bien comment ils font, ces gens-là. Etc. « Ces gens-là. »
Les conditions réunies, il suffisait d'attendre ; et cela n'a pas tardé. Le personnage du Leader, l'ascension en flèche - les sondages, le plébiscite populaire, la campagne orchestrée de main de maître. Représentation permanente, sourire rassurant, réponses à tout et bon sens populaire. Quelques Cassandres, vite étouffées : personne n'aime les oiseaux de mauvais augure. Et puis, à part lui, vers qui d'autre se tourner, de toute façon ?
Élections, remportées bien sûr.

Ensuite, évidemment, c'était déjà trop tard. Les lois se sont succédées, sans que personne ne les lise vraiment, ou ne réalise ce qui se passait ; des lois qui se contredisaient, qui se reprenaient, se précisaient. Amendements, décrets, réformes - il fallait aller de l'avant, rester immobile c'était déjà reculer, et puis la peur, toujours, l'aiguillon de la peur. Le gros œil s'ouvrait et les journaux commençaient à se taire. Ce n'était pas juste le Leader, d'ailleurs - un simple pantin, un cristallisoir. Tout allait vite, très vite, comment aurait-on pu voir ce qui se mettait en place ? Et pourquoi aurait-on voulu le voir ? Confortable, rassurant d'être mené. Une dizaine d'années a suffi.

Il pleut, et il suffit de consulter l'édition électronique du Quotidien pour voir que le Service Météorologique l'avait prévu - tout comme hier il avait prévu qu'il ferait un soleil resplendissant ce matin. Tout comme les nouvelles lois d'aujourd'hui existent depuis l'établissement de la Constitution.

Personne ne manque de rien, ici - nous mangeons tous à notre faim, vivons vieux et heureux, et le gros œil nous distribue chaque jour notre ration de divertissement et de joie. Je ne verrai probablement jamais les membres des autres Sections.

Et comme chaque jour, je mets une nouvelle liasse de feuilles dans la machine à écrire que j'ai trouvée à la cave, et je fais le récit de ce qui s'est passé. Comment tout a basculé. Pourquoi. J'écris tout ça, et j'oublie pendant un bref instant que moi aussi, je suis responsable, et que les relents de pourriture et de lâcheté ne viennent pas uniquement de dehors. J'écris tout ça, puis je regarde la liasse, la liasse qui finira au feu, comme chaque jour. Qui finira au feu, parce que finalement, oui finalement, à quoi bon ? Je pourrais tout aussi bien écrire sur mon ordinateur personnel, avec ses mouchards et son écran accusateur - qu'ils le sachent ou non, ça n'a plus aucune importance. Il est trop tard.

Certains tirent des balles comme ça, à blanc. Moi, je rêve de pouvoir revenir en arrière - quand j'étais sans emploi, quand on allait voter. Je rêve comme ça, à blanc.


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Lecteur, avant toute chose, je me dois de t'avertir du contenu de cet encart. Je ne vais pas m'y étendre sur ce que je suis ou ne suis pas. Non pas pour ne pas t'ennuyer, c'est le cadet de mes soucis pour le moment, et puis ça arrivera tôt ou tard ; mais pour ne pas trop en dévoiler. Ce blog est le mien, et en tant que tel m'est dédié de long en large : me dépeindre — ou tenter de le faire — en quelques mots serait, plus qu'une erreur, un mauvais calcul. Et je déteste faire de mauvais calculs, ça me frustre.

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